À Harlem, elle trouve un écho au sentiment qui l’habitait comme femme, celui d’être une reléguée
tendu, faux cinéma vérité testant les limites de l’acceptable. Le film sera un temps interdit de projection aux États-Unis mais montré à Cannes, et se voit aujourd’hui considéré par certains comme le « du cinéma expérimental », ouvrant la voie aux films d’un Paul Morrissey ou d’un Larry Clark. C’est aussi le moment où Shirley Clarke glisse vers la séduction de la culture hip, cette illustration d’un New York novateur et transgressif qui va fleurir dans le free-jazz ou dans la Factory de Warhol.
SUR LE TOURNAGE DE SHIRLEY CLARKE rencontre Carl Lee, né en 1926, acteur noir que l’on verra dans plus tard dans ou la série alors regardé comme le Sidney Poitier de l’underground. Personnage flamboyant, beau parleur, ayant eu quelques filles sur le trottoir, héroïnomane invétéré – il mourra du sida en 1986. Divorcée en 1963, la cinéaste vit alors avec l’acteur, qui va la diriger vers un quartier des hauts de la ville : Harlem. Plus tard, Shirley Clarke dira avoir trouvé dans ce district noir un écho au sentiment permanent qui l’habitait comme femme, celui d’être une reléguée. En 1963, elle y tourne produit par Frederick Wiseman d’après un roman de Warren Miller, mettant en scène deux gangs urbains, les Loups et les Pythons Royaux, emportés dans des rixes mortelles. Ouverture vers l’Europe, ce sera le premier film indépendant projeté à la Mostra de Venise. Et la matrice de succès futurs tels que
de Spike Lee, ou de John Singleton. Quatre ans plus tard, elle filme douze heures d’entretien avec un prostitué homosexuel noir, réduites à deux heures d’un film vérité âpre et outrageant,
CETTE FIN DES ANNÉES 1960 permet de fixer la situation particulière de Shirley Clarke. L’establishment adorant acquérir ce qui le défie, la réalisatrice se voit proposer des commandes prestigieuses. Dès 1962, le président Kennedy la commissionne pour un documentaire sur le poète Robert Frost, consacré par un Oscar en 1964. En 1967, à l’occasion de l’Exposition universelle de Montréal, elle réalise un des volets du projet filmique global, projeté en continu sur onze écrans. Son amie Shelley Winters tente alors d’imposer Shirley Clarke pour un long-métrage hollywoodien, mais la réalisatrice se retire quand on veut lui imposer des décors de studio. C’est que son royaume mental se confond alors avec le new-yorkais, ce climat de progressisme transgressif qui séduit des rebelles prestigieux et souvent nantis. À la première de
se trouvent ainsi dans la salle Tennessee Williams, Norman Mailer, Leonard Bernstein, Lillian Hellman, Andy Warhol, Elia Kazan, Arthur Miller, Anita Loos. Installée dans ce camp retranché de la marge qu’est le Chelsea Hotel, Shirley Clarke peut y croiser Leonard Cohen, Janis Joplin ou l’auteur de son homonyme Arthur C. Clarke. En 1969, elle dialogue avec l’égérie Viva sous la caméra du d’Agnès Varda. En 1971, elle apparaît dans
court-métrage de John Lennon et Yoko Ono, où le couple filme 367 paires de jambes, dont celles du rockeur David Johansen, du peintre Larry Rivers, de l’écrivain Tom Wolfe ou de l’acteur George Segal.
EN 1972, ELLE SIGNE UN MANIFESTE PRO AVORTEMENT comparable à celui des 343 Françaises lancé par Simone de Beauvoir. « J’ai grandi dans une époque où les femmes ne dirigeaient rien, dira-t-elle. Et ça n’a guère changé. » Elle ajoutait : « L’esprit de destruction de ce monde naît de la peur que le sexe masculin conjure par des attitudes belliqueuses. » Shirley Clarke se sentait en sympathie d’esprit avec le cinéma européen, le néoréalisme italien, la Nouvelle Vague française – elle avait eu Godard pour ami.
LE DÉBUT DES ANNÉES 1980 marqua pour elle un temps mort, aussitôt effacé par l’avènement d’une nouvelle technique filmique : la vidéo. Facile d’usage, peu onéreuse, permettant la diffraction instantanée d’images sur des écrans multiples, c’était le médium démocratique que Shirley Clarke semblait rechercher. Devenue professeur à l’UCLA de 1975 à 1985, elle se lança dans des tournées à travers les États-Unis avec sa Tee Pee Video Space Troupe, au cours desquelles la vidéaste se livrait à des expériences interactives avec le public, tel un Allen Ginsberg récitant ses poèmes sur les campus. De multiples films clips furent alors réalisés, dont conçu avec Sam Shepard. Sa vieille fibre documentariste et son goût des musiques noires allaient toutefois se réveiller en 1985 avec un portrait du jazzman Ornette Coleman, où témoignaient l’écrivain William Burroughs, l’architecte Richard Buckminster Fuller et le musicien Don Cherry. Une décennie plus difficile s’ouvrait. Shirley Clarke, atteinte par la maladie d’Alzheimer, succombera à une attaque un jour de septembre 1997, mettant un terme aussi brutal qu’un clap de fin à l’affirmation intrépide de sa présence au monde.