Décryptage : la panne des sens.
À FORCE DE MAL S’ENTENDRE, DE NE PLUS SE TOUCHER, DE TOUT MISER SUR LE REGARD, NOS CORPS S’ÉPUISENT. LES THÉRAPEUTES LANCENT UN SIGNAL D’ALARME : IL EST URGENT DE RÉAGIR POUR PRÉSERVER LE LIEN À L’AUTRE ET NOTRE SANTÉ. PISTES DE RÉFLEXION ET D’ACTION.
TU PEUX RÉPÉTER ? PARDON ? Je suis désolée, je n’entends rien avec ton masque… » Vous avez sans doute perçu cette complainte en réunion quand elle était encore “présentielle”, vous l’avez peut-être vous-même prononcée. Elle est une illustration parfaite de ce qui nous arrive : une confusion des sens dans les grandes largeurs. La grammaire de nos sensations, passée au tamis du masque, se déglingue. On abaisse sous le menton le rectangle de tissu pour mieux écouter l’autre, on recule quand on voudrait instinctivement embrasser quelqu’un, et l’espace public n’a plus d’odeur. Depuis des semaines, cette toile tendue sur le visage rend tout plat, ou presque. Pas de nez, pas d’odorat, pas de bouche, pas de saveur, moins d’ouïe, et surtout ne toucher à rien. Oubliées, les baudelairiennes correspondances. Les gestes barrières, nouvelle signalétique du quotidien, nous contraignent dans un espace « untact ». En Corée du Sud, ce néologisme se répand comme une traînée de poudre, contraction de l’anglais undo (annuler, défaire) et contact : on supprime tout ce qui peut être touché. À Séoul, au restaurant, les plats commandés et payés par smartphone sont désormais apportés à table par un chariot automatisé. Des voiturettes autonomes s’initient à livrer achats en ligne et repas à domicile. Dans un rapport pour les dirigeants d’entreprise, qui liste les priorités à prendre en considération pour aborder l’après-Covid, le cabinet McKinsey conclut : « Il devient possible d’imaginer un monde économique – des usines aux consommateurs individuels – où les contacts humains sont minimisés. » Fin octobre, juste avant le second confinement, on a saisi cette image en plein Paris : sur une place du IXe arrondissement, une fille et un garçon se font face, attendris. Elle a les mains – gantées – sur ses joues, plonge ses yeux dans les siens, leurs têtes se rapprochent… La fille et le garçon portent un masque bleu. Le baiser de Doisneau revisité. Dans les films, dans les séries, on verra cela quand ? Cédric Klapisch, qui prépare son prochain long-métrage, réagit : « Pour filmer une scène de rue, je pense que je vais être obligé de prendre des figurants, de privatiser l’espace comme pour un film d’époque, car j’aimerais vraiment éviter le port du masque. Disons que ce sera un film d’époque… Une époque d’il y a six mois. »
On a encore du mal à y croire. Six mois, donc, que le mode du « contact humain minimisé » dure. Avec quels impacts sur nos sens, nos corps et nos relations ? Nous n’en sortons pas indemnes. Daniel Marcelli (1), professeur de psychiatrie, a beaucoup travaillé sur le regard. « Le port du masque, résume-t-il, crée une communication amputée : si nos yeux gardent leur capacité d’échange, les lèvres, le menton et toute cette partie basse du visage, qui est la plus mobile et porte nos mimiques, deviennent invisibles. Et on se rend compte alors qu’on ne reconnaît plus véritablement l’autre. Le mois dernier, poursuit le professeur, je retrouvais le public pour une conférence. Devant ce parterre masqué, je me suis senti face à des présents… absents. Je n’avais face à moi aucune résonance fondamentale, au sens d’une cloche dont le bruit ou l’amplitude sonore emplit l’espace. Le port du masque ôte la dimension émotionnelle et affective de la relation. Et quand ça dure, c’est accablant. »
ON VEUT RESPIRER
Une communication congruente est « une communication où tous nos sens fonctionnent ensemble, poursuit Daniel Marcelli. Où ce qui porte l’émotion va avec le sens du propos. C’est le fameux : tu vois ce que je veux dire ! » Aujourd’hui, masqués, physiquement fatigués par ce bout de tissu qui apporte une sensation de chape ouatée, il devient de plus en plus difficile de « voir ce que l’autre veut dire ». La psychanalyste Gisèle Harrus-Révidi (2) rebondit : « Nous ne sommes plus en totalité face à l’autre. On s’appauvrit. On se rabougrit. Pour contrer ce sentiment, beaucoup d’entre nous se retrouvent faisant la queue à la boulangerie, l’élastique à la main, ne se souvenant pas avoir subrepticement ôté le masque. On veut respirer, physiquement et psychiquement. » Pour la psychanalyste, cet accessoire obligatoire, même customisé, est en train de créer des phobies en pagaille : la peur du noir, la peur d’être seul, la claustrophobie.
Et comment, dans ces conditions durables, « faire connaissance » ? « Avant d’être à nouveau confinés, on s’est aperçus combien on allait moins vers les autres, on se parlait moins, on ne se faisait plus la bise, répond cette étudiante en licence d’écogestion à Paris. Et ça va continuer comme ça dans les périodes de déconfinement, je crois. » Son copain poursuit :
« Dès qu’il s’agit d’approcher une nouvelle personne, on sent son corps bloqué, on fait un pas en avant, un autre en arrière, on est maladroit, con. » « L’ironie, la moquerie, on n’en joue plus avec le masque, remarque cette trentenaire, architecte. Les échanges perdent en subtilité. » Chirurgien devenu psychothérapeute, fondateur de l’École de la présence thérapeutique, à Bruxelles, Thierry Janssen (3) s’interroge lui aussi sur la période. Il publie La
Posture juste (Éditions de L’Iconoclaste), à l’écoute des souffrances contemporaines. À l’école, le thérapeute a pu traiter depuis la rentrée des corps qu’il qualifie de « recroquevillés, contenus, et bouillonnants ». « Les yeux sont épuisés, les gens ne nient pas l’utilité sanitaire du masque, mais n’en peuvent plus de communiquer comme ça, assure-t-il. La colère est rentrée, née d’une frustration de ne pas se toucher, ne pas festoyer, d’une peur de perdre les liens. Les poitrines se creusent, chez certains il y a une sorte d’effondrement, de collapsus. » La suite ? Lui aussi craint « un système immunitaire aplati, de l’impuissance qui fait le lit de la dépression, de la résignation ». Le toucher manque. « Dans les années 1970, les expériences sur l’attachement ont montré combien les nourrissons déclinaient quand ils n’étaient pas portés, touchés : ils produisent alors moins d’ocytocine. À l’autre bout de la vie, priver les personnes âgées de la ressource du toucher, c’est catastrophique. » Interrogée récemment lors du Big Bang Santé du Figaro 2020, la philosophe Cynthia Fleury dressait ce bilan : « Tous les marqueurs qui pacifient habituellement nos journées sont atteints : les visages sont masqués, les sourires absents, les corps distanciés, l’agressivité monte, l’excès de zèle se déploie, bref, le niveau d’urbanité et de civilité est faible. »
UNE LOGIQUE DE HARCÈLEMENT
Les thérapeutes confient une inquiétude forte sur les répercussions de cette mise en veille de nos sens. La psychanalyste Gisèle Harrus fustige le vocabulaire du pouvoir : « Gestes barrières, distanciation sociale, physique, nos politiques n’ont pas trouvé les bons mots. » Thierry Janssen abonde : « Parce que la pédagogie des dirigeants ne suit pas, parce qu’ils n’ont pas renforcé la capacité des hôpitaux ni transformé le quotidien du personnel médical pendant ces dernières semaines, l’adhésion populaire flanche face à trop d’incohérence. Et nombreux sont ceux qui se construisent contre, intérieurement. La posture s’en ressent : être contre, c’est d’abord être dur avec soi-même. Dans les corps comme dans les têtes, ça pourrait bien commencer à exploser. » Vincent Feireisen, psychologue hospitalier à Strasbourg, a publié en septembre dans Libération une tribune dans laquelle il réclamait de l’air. « Ne plus pouvoir s’embrasser, se serrer la main, se toucher, se regarder, se sourire, se reconnaître, cela ne nous caractérise pas, nous, les humains, car nous sommes avant tout des êtres de relation », écrivait-il. « Nous avons besoin d’espaces et de temps de respiration », insiste-t-il aujourd’hui. Où les trouver ? « Dans ce qu’on nous laisse de territoires disponibles pour une marche sans masque, par exemple, dit-il, en plongeant dans les livres… Une chose est de donner les consignes sanitaires, poursuit-il, une autre, de distiller çà et là un propos d’ordre moral sur la citoyenneté, le vivre-ensemble… C’est infantilisant. On entre alors, estime le psychologue, dans une logique de harcèlement qui fait et fera des dégâts. L’autre n’est plus un compagnon possible, mais une menace potentielle. Qu’est-ce qu’on va transmettre de ce doute
émotionnel ? Je constate dans les consultations beaucoup de fatigabilité, de difficulté à récupérer. Il faut désespérément se bricoler des espaces de respiration. »
Comment redonner du jeu à nos sens ? « Régulièrement, conseille Thierry Janssen, il faut ôter son masque et souffler profondément vers le bas, faire baisser la tension, la pression inscrite dans les cervicales et la partie haute de la tête. Récupérer un ancrage. Avec le masque, si on force la voix, la vibration grimpe dans l’aigu, jusqu’à devenir grinçante, agaçante pour l’autre. Alors que quand la voix vient du ventre, l’attention est plus soutenue. On peut travailler à cela. »
Autre voie possible, passer par la créativité et ses détournements. À la Fashion Week d’octobre, à Paris, le créateur Rick Owens, dont les mannequins défilaient par écran interposé depuis Venise, avait combiné ses looks avec le port du masque. Sur une mannequin sanglée dans du cuir rouge, un masque rose bonbon accroché à d’opaques lunettes de soleil commençait par couvrir de façon très rigide le nez, les lèvres, le menton, le cou, avant de se poursuivre, dédoublé, en un voile de soie glissant le long d’une clavicule, d’une l’épaule, pour flotter au vent, façon écharpe de Grace Kelly. À la regarder, on en oublie soudain le tissu qui bâillonne pour ne voir (ressentir ?) qu’un corps en mouvement, extraordinairement vivant. Illusion tactique, ce courant d’air sur tapis rouge renoue avec « le partage du sensible » cher au philosophe Jacques Rancière. Rester en contact n’est rien d’autre, en somme, que du tact – étymologiquement du toucher – partagé. (1) Auteur « Des yeux dans les yeux, l’énigme du regard », il publie
« Moi, je ! De l’éducation à l’individualisme » (Éd. Albin Michel, 22,90 € et 21,90 €). (2) Auteure de « La Psychanalyse des sens », Éd. Payot, 8,15 €. (3) Thierry Janssen propose chaque dimanche, à 19 heures, une séance de méditation sur Facebook.