QUE LA FÊTE (RE)COMMENCE
restent en première ligne avec eaux de Cologne, lotions et vinaigres de toilette qui assainissent le corps et l’esprit. « Au XXe siècle, poursuit la spécialiste, le parfum devient peu à peu médecin des âmes et du coeur, marchand de bonheur. La mode et le rêve s’invitent à la fête, mais ce n’est sans doute pas un hasard si, dans les années 1920, les floraux aldéhydés connaissent un tel engouement, en particulier le plus iconique d’entre eux, le Chanel N° 5. La grippe espagnole fait rage et la peste est toujours à Paris. Or, les aldéhydes sont d’abord nés dans la savonnerie et diffusent, même à dose homéopathique, une odeur de propre. » Et que sent la crise de 1929 ? Des fragrances qui font voyager, comme Liu ou Shalimar de Guerlain, ou qui narguent le krach boursier, comme Joy de Patou, le « parfum le plus cher du monde ». En 1945 et en 1968, la jeunesse prend le pouvoir. Elle s’exprime avec des notes vertes, fraîches, printanières, qu’on voit toujours triompher après chaque crise. C’est le cas dans les années 1990 en pleine vague du sida. On n’a plus du tout envie des séductions mortelles d’un Poison ou d’un Opium mais du « fresh & clean » asexué de CK One. Faut-il parier qu’en 2021, le fond de l’air sera frais ? donnent un effet mouillé sur la peau… On redécouvre le parfum solide (appelé concrète), les poudres et les talcs parfumés… Les senteurs d’intérieur suscitent elles aussi un regain d’intérêt : on a envie de créer une atmosphère apaisante ou vivifiante, surtout en cette saison.
Bien sûr, il a fallu réinventer la distribution et la communication. Comment vendre une odeur sur Internet ? « Côté digitalisation, on a fait en cinq mois ce qui n’avait pas été fait en cinq ans », commente Ricardo Omori. Les marques ont mis en place un système de kits de découverte, d’échantillons ciblés, parfois payants. Les parfumeurs ont pris la parole sur les réseaux sociaux pour expliquer leur métier, leurs parfums, raconter les coulisses de la création, créer des interactions et de la proximité. Des expériences qui ont connu pas mal de succès. Mathilde Laurent, nez de la maison Cartier, a inauguré le 12 novembre le podcast (sur Spotify Cartier), un « live olfactif », pour sentir et ressentir. Dans chaque épisode, elle invite des personnalités issues de divers univers artistiques à découvrir un parfum Cartier. Passionnant !
ou parasites. Au moins, ce virus nous aura fait prendre conscience de l’importance de nos sens oubliés et du parfum. Il n’y a pas que la vue et l’ouïe dans la vie. » Tant qu’on peut respirer, alors profitons-en ! De quoi avonsnous envie en ce moment ? « À l’heure de la distanciation sociale, on va de plus en plus vers des parfums à sillage, a déclaré Sandrine Grolier, patronne des parfums Mugler, lors du lancement du puissant Angel Nova. Il faut créer de l’émotion à distance. Pour survivre, le parfum devra avoir un bénéfice tangible. » En attendant, lorsqu’on ne peut pas se déplacer en parfumerie pour découvrir les nouveautés, on mise sur ce qu’on connaît déjà : les classiques et les valeurs sûres, les flacons des jours heureux qui réconfortent et rassurent. En fait, on cherche surtout à se faire du bien et se faire plaisir. Et ça ne passe pas forcément par la course à la puissance. « Je pense qu’on veut plutôt un parfum pour soi et non plus pour les autres, plus intime et introspectif, estime Jean Jacques, parfumeur de la maison Caron (lire encadré ci-dessous). On va de plus en plus revenir aux sources de la parfumerie avec des odeurs qui agissent sur l’humeur, le bien-être et les émotions. » son dernier souffle. Les senteurs du palais trouvent un nouveau terrain d’expression avec des accords salés ou épicés. Grâce à de nouveaux procédés d’extraction écologiques comme la technique SymTrap de Symrise, on voit arriver de nouveaux fruits et même des légumes dans les compositions. Au menu de ce Garden Lab, artichaut, poireau, oignon, chou-fleur, asperge donnent, en touches infinitésimales, un courant vert aux parfums. Ce qui nous manque le plus pendant le confinement, c’est bien l’air pur, l’espace et la nature. Mathilde Laurent l’avait déjà pressenti avec sa collection, Les Épures, qui nous catapulte d’emblée dans une forêt ou un jardin.
La crise va-t-elle aussi freiner l’épidémie de lancements incessants, de déclinaisons de jus existants, d’éditions limitées ? Sans doute. Déjà, les marques ont ajourné quelques naissances : « Les clients sont très ambivalents, note Samuel Willer d’IFF. D’un côté, ils sont perdus dans l’abondance de propositions mais ils réclament sans cesse de la nouveauté. » Difficile de trouver le point d’équilibre. Chez Givaudan, Arnaud Guggenbuhl espère que le marché va se raisonner. « Plus question d’aller choisir un parfum au milieu d’une cacophonie d’odeurs. Le conseil va retrouver toute sa place : on sentira tranquillement quelques échantillons chez soi, sur peau, les gammes vont se simplifier, les formules aussi vont sans doute évoluer avec moins de notes criardes en tête pour sauter aux narines en deux secondes. Comme dans la mode, le luxe va changer, avec des petits formats, des offres de qualité à des prix accessibles et surtout plus éthiques. » Ce que notre expert appelle un essentialisme généreux. « La crise n’a pas créé de révolution, poursuit Samuel Willer, mais une accélération des tendances existantes. On a plus que jamais envie d’une parfumerie plus plus écoresponsable, plus artisanale aussi, qui favorise les circuits courts, les partenariats équitables… » Tout ce que la parfumerie de niche défend déjà et que les grandes maisons comme Chanel, Dior, Guerlain, Hermès ou Vuitton cultivent elles aussi. Avec, entre autres, le retour en grâce des cultures de fleurs à Grasse. Quant aux flacons recyclables ou ressourçables, tout le monde semble d’accord : « Ce n’est plus une option mais une obligation. »