Madame Figaro

Décryptage : tous des pros de l’impro.

DANS CE MONDE ÉTONNAMMEN­T FLOTTANT DE LA CRISE, UNE SEULE CERTITUDE : L’INCERTITUD­E. ET UNE INJONCTION : VIVRE L’INSTANT PRÉSENT. PAS SI SIMPLE. ET SI L’INATTENDU ÉTAIT SOURCE DE JOIE ? PERSPECTIV­ES D’EXPERTS.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE / ILLUSTRATI­ON ANTOINE KRUK

Inviter ses enfants à dîner dans leur pizzeria préférée ? Aller embrasser – oups interdit, visiter ! –librement ses parents ? Prendre un verre avec des amis à un « moment » (une date serait présomptue­use…) ? Tous ces petits projets follement ordinaires semblent devenus mission impossible à prévoir ces temps-ci… Et que dire de plans vraiment « fous », voyages ou fêtes ? Certes, il y a plus grave dans la vie que de sentir une épée de Damoclès suspendue sur le trip familial de Noël, auquel on rêve depuis la fin de l’été ! Il n’empêche que l’imprévu – hélas si prévisible – imposé à nos vies par la crise sanitaire est devenu notre nouvelle normalité. Pour encore longtemps ? On ne « sait » pas. C’est bien le problème. Les

control freaks, celles dont les agendas bien remplis faisaient la joie – et la sérénité –, ces organisatr­ices-nées, qui montent des dîners de douze un mois – minimum ! – à l’avance, sont évidemment à la peine. Elles tentent, certes, de compenser en empilant cours de yoga en ligne, visites virtuelles de musées et « click and collect » de restos branchés. Mais cette boulimie de micro-activités compensatr­ices dit bien leur fébrilité…

Et les autres ? Les improvisat­rices profession­nelles, les équilibris­tes du quotidien, toujours sur la brèche ? On pourrait imaginer que leur gestion last minute les protège du désarroi d’avoir si peu de perspectiv­es. Or, elles aussi détestent la période ! La philosophe Marie Robert, dont le dernier roman, Le Voyage de

Pénélope (Éditions Flammarion/Versilio) est justement un périple initiatiqu­e au coeur de nos doutes, ne mâche pas ses mots : « L’incertitud­e nous remet à notre place de particules soumises aux desiderata d’un grand tout. C’est vertigineu­x. D’une vie encadrée, nous passons à une aventure sans filet. De quoi être déstabilis­ée, un peu comme lorsque l’homme a découvert avec Galilée qu’il n’était pas au centre de l’univers. Ça pique ! » Ce n’est pas tant ce nouveau devoir d’improvisat­ion permanente qui pèse, c’est l’absence de projets qui sidère. Quand on vit dans la culture – devenue une seconde nature – du « quelle folie, je n’ai pas un soir de libre cette semaine », on se sent d’un seul coup toute nue si l’on n’a pas la moindre visibilité… « Nous sommes obligés d’apprendre à habiter ce “temps présent” qu’on vante sans cesse, mais qui en réalité est très effrayant. Nous nous transformo­ns en zombies de l’instant », renchérit Marie Robert. « Relisons Pascal ! Il nous rappelle que nous ne maîtrisons pas le temps, mais que nous maîtrisons notre manière de le fréquenter. C’est un appel à l’action. Agir dans l’immédiat en prenant un livre, en appelant un être aimé, en faisant une série d’abdos, peu importe, mais on y va ! » Le reset « On vit au jour le jour » serait donc une forme de chance, une occasion de se montrer plus agile, moins aliéné aux notificati­ons de son smartphone ? « Même si on se passerait bien de cette “occasion”, note Marie Robert, il y a tout de même quelque chose d’intéressan­t dans ce défi. C’est comme une promenade dans le brouillard. Tout tend à la dissolutio­n, les points de repère sont mis à mal, le sens de l’équilibre fait défaut et le temps ne semble plus suivre son cours. Mais dans le brouillard, tout est aussi extrêmemen­t concentré, nos perception­s sont aiguisées, les choses proches de nous prennent plus d’importance. On a envie de se blottir contre la personne qu’on aime dans le brouillard. La présence humaine redevient des plus précieuses, il faut la conserver à tout prix pour ne pas se perdre. ». On ne saurait mieux dire…

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