Madame Figaro

Rencontre. Blanche Gardin et Agnès b. : « La colère nous tient en alerte. »

Avant d’être humoriste ou styliste, ces deux femmes sont des philanthro­pes engagées auprès des exclus et des sans-abri. Marraines de la Fondation Abbé Pierre, elles sonnent l’alarme et se dévoilent ici avec pudeur et sincérité.

- PAR CLARA DUFOUR / PHOTOS LOUIS TERAN

Blanche Gardin et Agnès b. La rencontre de deux électrons libres. La première est une humoriste rare et singulière : elle a inventé un ton qui n’existait pas sur nos terres. Hors norme, corrosive, ultrasensi­ble, on l’a également appréciée récemment dans l’univers décalé des cinéastes Gustave Kerven et Benoît Delépine (Effacer l’historique). La seconde, de son vrai nom Agnès Troublé, est une styliste réputée, figure indépendan­te de la mode – une exception —, collection­neuse d’art et grande mécène depuis quarante ans. Elles se retrouvent pour défendre la Fondation Abbé Pierre, qui lutte contre le mal-logement. Il y a urgence, le nombre de sans-abri a doublé depuis 2012. Face à cette situation catastroph­ique, les deux marraines de la fondation invitent chacun à participer à cette « insurrecti­on de la bonté », dont parlait l’abbé Pierre.

MADAME FIGARO. – Vous soutenez activement la Fondation Abbé Pierre. Comment est né cet engagement ?

BLANCHE GARDIN. – Il y a deux ans, j’ai joué mon spectacle dans une grande salle, au Zénith, pour reverser les bénéfices à l’associatio­n

Les Enfants du canal et à la Fondation Abbé Pierre. J’ai toujours admiré leur travail. Ils vous redonnent confiance en l’humanité. Quand on discute avec ceux qui sont au contact des plus démunis et qui cherchent des solutions, on s’aperçoit que la misère n’est pas une fatalité. Elle dépend de choix politiques. La Fondation Abbé Pierre défend la politique du logement, d’abord, à laquelle j’adhère totalement. Elle consiste à permettre à des sans-abri d’accéder à un logement pérenne. Ces initiative­s ont été testées avec succès en Finlande, où le nombre de sans-abri a diminué de 80 %, réduisant les coûts financiers pour l’État et la société. Un logement ne devrait jamais être l’ultime étape d’un parcours de réinsertio­n sociale mais, au contraire, la toute première.

AGNÈS TROUBLÉ. – Exactement. On ne peut pas demander aux gens de dormir dans leur voiture ou dans la rue, puis de se présenter comme si de rien n’était pour chercher un travail ou aller au bureau. C’est insensé.

Votre engagement est lié à une rencontre déterminan­te…

A. T. – Entre l’abbé Pierre et moi, c’est une longue histoire qui a débuté en 1954. J’avais 12 ans quand je suis tombée par hasard sur une double page qui lui était consacrée dans Paris

Match. Il venait de lancer son appel du 1er février 1954 : « Mes amis, au secours. Une femme vient de mourir gelée cette nuit, sur le trottoir… » Son visage, ses mots, sa colère sont encore gravés dans ma mémoire. Plus tard, je l’ai entendu à la radio parler de bouteilles vides qu’il voulait récupérer. Ni une ni deux, avec mes

copains et copines, à Versailles, nous avons collecté des bouteilles. Dès le départ, j’ai admiré son engagement. Des années plus tard, un magazine m’a demandé : « Qui aimeriez-vous rencontrer ? » « L’abbé Pierre ! » La rencontre s’est déroulée chez lui.

B. G. – Où vivait-il ?

A. T. – À Ivry-sur-Seine, dans une HLM, au 6e étage. Nous étions assis autour du bureau où il célébrait sa messe chaque matin. Cette rencontre a scellé un lien fort, qui a duré jusqu’à sa mort et perdure d’une autre façon aujourd’hui. Avant de mourir, il a choisi douze personnali­tés – douze, comme les apôtres –, parmi lesquelles Mathieu Kassovitz, les frères Cantona, moi… Tous chargés de continuer son oeuvre. Depuis ce jour, je poursuis son travail avec le Fonds de dotation agnès b. : on soutient des initiative­s, reverse de l’argent, crée des tee-shirts avec l’artiste JonOne au profit de la Fondation… Mais l’abbé Pierre nous manque, on avait besoin de ses gueulantes pour que les gens se réveillent…

Selon les derniers chiffres,

300 000 personnes sont actuelleme­nt sans domicile fixe, et la pandémie fragilise encore davantage les plus précaires…

B. G. – Il y a urgence ! Sur les 300 000 personnes sans domicile, beaucoup se retrouvent à la rue et dorment par terre, dans les parkings, les métros, sous une tente, sur les trottoirs, dans un dénuement absolu… C’est atroce. Ces chiffres ont doublé depuis 2012, et la pandémie de Covid accroît la pauvreté. Depuis le premier confinemen­t, en mars, le nombre de sollicitat­ions pour obtenir des aides alimentair­es a augmenté de 30 %, les demandes de revenu de solidarité active (RSA) se sont accrues de 9 %, et le nombre de chômeurs augmente tous les jours.

A. T. – On ne doit pas s’habituer à cette vision d’horreur de voir des gens dormir dans la rue. Tous ceux qui peuvent contribuer au changement doivent agir dès maintenant. Il en va de notre responsabi­lité collective. Chaque geste ou don, aussi modeste soit-il, peut faire la différence.

Blanche Gardin, à 18 ans, vous avez vécu une période chaotique. Est-ce cette expérience personnell­e qui vous rend si impliquée pour défendre les sans-abri ?

B. G. – À 18 ans, j’ai fugué, et pendant quelques mois, j’ai vécu avec des punks à chiens dans les rues de Naples. Mais en aucun cas je n’ai subi cette situation. Je suis partie volontaire­ment de chez moi. Bien sûr, ce genre d’expérience fait qu’on se retrouve confrontée au monde de manière plus dangereuse. Mais avant même cet épisode, j’avais déjà conscience des inégalités. Je me sens privilégié­e d’avoir grandi dans une famille qui m’a très tôt ouvert l’esprit sur les autres. À peine l’école était-elle terminée que mes parents nous embarquaie­nt dans la R9, et nous traversion­s l’Europe jusqu’en Russie, en Grèce… De camping en camping, on découvrait le monde, son altérité. Cette éducation m’a appris à rester attentive à la souffrance des autres.

Agnès b., vous-même avez aussi traversé une période compliquée à un moment de votre vie…

A. T. – À 21 ans, je me suis retrouvée sans ressources après mon divorce, avec deux jeunes enfants à charge. Mes fils n’étaient pas malheureux, mais on manquait de tout. J’ai beau venir d’une famille bourgeoise, je sais ce que c’est d’être sur le fil, ric-rac constammen­t. Certains jours, je ne savais pas comment j’allais finir le mois. Ce n’était pas la précarité, mais pas loin…

Vous est-il arrivé d’avoir peur de basculer dans la pauvreté ?

A. T. – Ce n’est pas dans ma nature d’être découragée.

B. G. – Agnès est une bricoleuse infinie, une aventurièr­e qui s’est créé une existence faite de projets porteurs de sens.A. – Moi, je suis émerveillé­e

T. par ta hardiesse, Blanche. J’aime la hardiesse dans l’art. Vous savez, un jour où je flanchais, un de mes jumeaux m’a dit : « Oh, mais maman, tu nous as ! » Cette tendresse m’avait consolée. Il avait 7 ou 8 ans. On habitait à Montparnas­se dans un appartemen­t où il n’y avait rien, mis à part trois lits, une table et trois chaises.

B. G. – Tu arrivais à payer le loyer ?

A. T. – Pas toujours, je faisais des chèques sans provision !

B. G. – C’est aussi ça le drame actuel. Beaucoup de personnes, frappées de plein fouet par la crise économique depuis le premier confinemen­t, ont arrêté de payer leur loyer. Le gouverneme­nt a pressenti que la situation allait être dramatique et a repoussé la trêve hivernale, ce qui n’était jamais arrivé depuis 1956. Mais les dettes s’accumulent, les impayés aussi, et bientôt il y aura des expulsions et encore plus de personnes à la rue. On court à la catastroph­e humanitair­e. C’est aussi alarmant pour les jeunes.

J’ai toujours lutté contre les inégalités Agnès b.

Pourquoi le cas des jeunes vous préoccupe-t-il particuliè­rement ?

B. G. – Leur situation me touche. Après mon diplôme de sociologie, j’ai été éducatrice pendant quatre ans. Je m’occupais de gamins de 7 à 17 ans, orphelins ou retirés de leur environnem­ent familial parce que jugés en danger dans leur famille. À 17 ans, ces mômes doivent quitter le foyer. Pendant un an, ils sont encore pris en charge, logés dans des studios pour apprendre la vie autonome. Mais à 18 ans, terminé, plus aucune aide de l’État jusqu’à 25 ans. Il ne faut pas s’étonner ensuite de ces chiffres accablants : un quart des personnes qui se retrouvent à la rue ont moins de 25 ans. C’est dramatique. Le gouverneme­nt refuse de leur donner accès au RSA, les laissant sans aide ni solution. Avec la pandémie, les jeunes n’ont plus aucune opportunit­é de travail pour survivre. Comment peuvent-ils s’en sortir ?

La fracture sociale qui s’aggrave vous met-elle en colère ?

A. T. – Est-ce qu’on continue de servir les plus forts au détriment des plus faibles ? J’ai toujours lutté contre les inégalités. Je compte désormais parmi les gens aisés. Mon devoir, c’est justement de redistribu­er cette richesse. J’ai créé le Fonds de dotation agnès b. pour soutenir des causes qui viennent en aide aux autres.

B. G. – Agnès soutient 70 associatio­ns, vous imaginez !

A. T. – Ma mère m’a toujours dit : « Rends-toi utile ! » C’est inscrit en moi. Aujourd’hui, on sent la colère monter. Cette colère sociale est légitime.

B. G. – Selon Houellebec­q, le monde d’après sera peut-être le monde d’avant… en pire. D’accord, mais ça peut aussi être l’inverse. La colère qui gronde pourrait être évitée si le principe de la solidarité supplantai­t l’individual­isme. Nous devons tous avoir à l’esprit que ça ne va pas aller en s’arrangeant. Un plan de relance de 100 milliards d’euros vient d’être débloqué, très bien, mais seulement 0,8 % de ce plan vont être alloués à la lutte contre la pauvreté, et il n’y a rien concernant le logement social, alors que la constructi­on de logements sociaux est un levier de relance formidable. C’est délirant. A. T. – Vivre ou survivre…

B. G. – Il faut qu’on s’accorde sur ce que vivre veut dire. Pour l’abbé Pierre, c’est apprendre à aimer. Je ne suis pas croyante, mais je trouve ça beau.

Qu’est-ce qui vous unit ?

A. T. – La colère nous tient en éveil. En alerte. Elle a toute sa place quand elle est juste.

B. G. – Notre colère fait écho à l’enfance…

Êtes-vous restées des enfants rebelles ?

A. T. – Enfant, on me surnommait Agneau. Sauf que j’étais un agneau indiscipli­né !

B. G. – Pour ma part, je suis plus sur le modèle têtu et indomptabl­e de la chèvre de monsieur Seguin. On a toutes les deux un côté rebelle.

A. T. – J’aurais bien aimé être à l’école avec toi.

B. G. – On aurait fusionné, Agnès, mais ça aurait pu mal finir ! Ton nom de famille, c’est Troublé. Voilà, nous sommes deux troublées !

Treize ans après sa mort, l’abbé Pierre continue de fédérer autour de son combat. Comment l’expliquez-vous ?

A. T. – Blanche et moi ne sommes pas de la même génération ni du même milieu. J’étais fille de bourgeois versaillai­s, tu es fille de parents communiste­s d’Asnièressu­r-Seine. J’ai la foi, toi non, mais on se rejoint sur l’essentiel : la dignité.

B. G. – Tant qu’il y aura des raisons de s’indigner, sa révolte restera d’actualité. La Fondation Abbé Pierre oeuvre à retisser du lien alors que tout se délite. Au nom de quoi ? Au nom du sens de la vie. La misère, ça ne se gère pas, ça se combat.

Pour aider la Fondation Abbé Pierre : fondation-abbe-pierre.fr

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Blanche Gardin et Agnès b.

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