Colum McCann, fragments de vie.
DEUX HOMMES QUE TOUT SÉPARE – L’UN EST PALESTINIEN, L’AUTRE, ISRAÉLIEN – UNISSENT LEURS FORCES POUR PORTER UN MESSAGE DE PAIX APRÈS AVOIR CHACUN PERDU UNE ENFANT À CAUSE
DE LA GUERRE. C’EST LE POINT DE DÉPART BOULEVERSANT DU DERNIER RÉCIT DE L’ÉCRIVAIN IRLANDAIS, QUI A LUI-MÊME GRANDI DANS UN PAYS DIVISÉ.
Le nouveau livre de Colum McCann, Apeirogon, qui vient de recevoir le Prix du Meilleur livre étranger, est centré sur l’amitié entre deux hommes qui auraient dû être ennemis mais qui ont choisi d’oeuvrer ensemble pour la paix. Bassam, palestinien, et Rami, israélien, ont l’un et l’autre perdu leur fille. Abir est morte à 10 ans d’une balle de caoutchouc tirée par l’armée israélienne ; Smadar, à 13 ans, victime d’un attentat suicide dans un café de Jérusalem. Depuis, leurs pères parcourent inlassablement la planète pour raconter leur trajectoire… Une histoire vraie qui a inspiré à l’auteur de Danseur un de ses romans les plus ambitieux et les plus bouleversants, dont les droits pour le cinéma ont déjà été achetés par la société de production de Steven Spielberg.
MADAME FIGARO. – Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux histoires de Rami et Bassam ?
COLUM McCANN. – Un livre se construit à partir de toute notre expérience. Apeirogon (terme désignant une figure géométrique au nombre infini de facettes, NDLR) a peut-être commencé lorsque j’étais enfant en Irlande et que j’essayais de donner une signification à l’explosion des bombes. Ou bien, quarante ans après, quand j’ai étudié le processus de paix irlandais.
Mais le déclic fondateur s’est produit lorsque en 2015, j’ai monté un escalier dans la ville de Beit Jala, juste à l’extérieur de Jérusalem, et que j’ai rencontré ces deux hommes ordinaires ou supposés tels –, Rami Elhanan et Bassam Aramin. Je me suis assis, je les ai écoutés et ils
m’ont ouvert le coeur. Je savais que ce serait un projet de livre difficile, mais je voulais prendre le risque, me montrer à la hauteur de leur bravoure. J’y ai mis toute mon âme pendant cinq ans.
Pensez-vous avoir voulu traiter du conflit israélo-palestinien parce que vous venez vous-même d’un pays divisé ?
Je n’oublierai jamais le jour où, à 10 ans, j’ai entendu parler du massacre du Miami Showband en Irlande du Nord, où trois musiciens ont été tués sur le bord de la route (attaque perpétrée le 31 juillet 1975 par l’Ulster Volunteer Force, groupe paramilitaire loyaliste, NDLR). J’ai été stupéfait. Qu’est-ce que ces musiciens avaient à voir avec la guerre ? Ils étaient des victimes innocentes. Et je me souviens avoir demandé à ma mère, qui est de Derry (ville d’Irlande du Nord où s’est notamment déroulé le Bloody Sunday, NDLR) de m’expliquer le massacre. Elle n’a pas pu. Elle m’a dit : « Ah, c’est tellement triste et compliqué. » À l’époque, sa réponse m’a contrarié. Il n’y avait aucune raison, alors que je voulais une raison… Des décennies plus tard, je me rends compte que c’était réellement « triste et compliqué ». Oui, mon expérience de l’Irlande du Nord – avec le passage par les checkpoints, par exemple – m’a doté d’une certaine compréhension pour ce qui est d’Israël et de la Palestine. Pour ce qui est des mensonges et des demi-mensonges, de la manipulation du langage pendant la guerre et de la façon dont nous devons apprendre à nous connaître les uns les autres pour parvenir à la paix.
Vous auriez pu écrire un récit documentaire ou un témoignage. Pourquoi avoir choisi le roman, en y incorporant des éléments de poésie, de fiction et de non-fiction ?
C’est une question délicate parce qu’elle touche au coeur de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas.
À cette idée de fausseté et de fake news, de fiction et de non-fiction, de vérité et de post-vérité. La relation entre fiction et vérité a toujours été compliquée, mais elle l’est encore plus aujourd’hui… Où tracer la limite ? J’ai déclaré précédemment que les faits étaient mercenaires : on peut les manipuler et les envoyer faire le travail que vous voulez qu’ils fassent. Mais la vérité profonde s’enracine dans le coeur humain – et le coeur humain est un territoire chaotique et en constante évolution. Je répondrai que je crois en la vérité. Que la vérité peut venir aussi bien de la fiction que de la non-fiction. Et que comme elle est chaotique, nous devons parfois inventer de nouvelles formes pour l’exprimer. Je ne privilégie pas le poète par rapport au journaliste, ni l’auteur de fiction par rapport à l’essayiste. J’aime simplement qu’on use du bon mot à la bonne place.
Apeirogon comprend de nombreuses digressions, sur les oiseaux migrateurs comme sur Borges ou les mathématiques. Était-ce une façon de dire que toutes les histoires sont liées, d’une manière ou d’une autre ?
C’est une question d’association d’idées et de connexion humaine, en effet. C’est aussi un livre sur la façon dont nous faisons tous partie de l’histoire de quelqu’un d’autre – parfois même, nous sommes complices. Je vis aux États-Unis, je paie mes impôts, et une partie de cet argent a pu servir à l’achat de la balle en caoutchouc qui a tué Abir… Je dois assumer une forme de responsabilité. Cela posé, ce n’est pas qu’une question de culpabilité, mais aussi de beauté. Nous sommes tous partie prenante de l’amitié de Rami et Bassam. Au début, le livre semble confus – et c’était intentionnel. Puis le lecteur voit que toutes les pièces s’emboîtent. Le roman revient constamment à l’histoire des deux petites filles et à l’amitié de leurs pères. C’est la force centrifuge. Un lien en devient un autre. Et puis la force devient centripète. Et c’est ainsi que le lecteur devient le narrateur du livre.
Votre texte est composé de mille et un fragments. Est-ce une allusion aux Contes des mille et une nuits, où raconter des histoires permet littéralement à Shéhérazade de vaincre la mort ?
Je voulais un livre fragmenté qui perturberait les attentes du lecteur, mais qui serait aussi d’une grande douceur, pareil à une symphonie. Je voulais que toutes les notes s’assemblent et créent une nouvelle forme de musique dans le récit. Et après avoir travaillé pendant environ deux ans sur le projet, je me suis en effet rendu compte que Rami et Bassam étaient des Shéhérazade. Ils racontent leur histoire pour garder leurs filles en vie. Et ils la racontent encore et encore, chaque jour, parfois cinq ou six fois par jour. Cela demande une discipline, un courage et une endurance incroyables. Et ce qui est beau, c’est qu’à la fin, Shéhérazade reste en vie…