Madame Figaro

Enquête : elle gagne plus que lui, et alors ?

- PAR MARIE HURET / ILLUSTRATI­ON FABIENNE LEGRAND

PAS UNE FAUTE DE GOÛT. Bibliothèq­ue sur mesure, cuisine haut de gamme, Élise s’est occupée de toute la décoration. « Elle m’écoute, mais en général, c’est elle qui choisit ! », s’amuse son compagnon Olivier, barbe de trois jours, installé sur son canapé. Le couple vit à Paris, avec ses deux enfants, dans un bel appartemen­t refait à neuf. Olivier, 38 ans, est ingénieur commercial, Élise, 36 ans, directrice marketing. À eux deux, ils gagnent environ 9 000 € par mois... Et le plus gros salaire (5 200 €), c’est elle qui le rapporte. Putsch féministe ? Pas vraiment. Élise ne consulte jamais ses comptes, Olivier se fiche de son statut d’ovni statistiqu­e. « Je ne me sens ni jaloux ni frustré de gagner moins qu’elle, balaie-t-il d’emblée. Nous ne sommes plus à l’époque où l’homme devait rapporter l’argent pendant que la femme s’occupait de l’éducation. Nous fonctionno­ns en équipe : le premier rentré à la maison s’occupe du repas, des devoirs et le parent qui peut le plus, paie le plus ! » À chacun son tour de renflouer le budget. Avant qu’Élise ne soit recrutée par un grand groupe de cosmétique­s, Olivier était le mieux payé. Cette année, c’est elle qui financera leurs vacances. « Ma femme fait carrière et j’en suis fier, poursuit Olivier. L’essentiel, c’est que chacun s’épanouisse dans son métier. »

IL Y A ENCORE DU TRAVAIL

Une révolution décomplexé­e chez les trentenair­es serait-elle en train de balayer des stéréotype­s tenaces ? En France, une femme sur quatre touche un salaire plus élevé que son partenaire, selon l’Insee. « Les jeunes génération­s attachées à l’autonomie et à l’égalité l’acceptent plus facilement », affirme la sociologue Hélène Belleau, qui a mené une enquête auprès de 3 000 couples pour son livre L’Amour et

l’Argent » (lire p. 54). Jusqu’ici, les paterfamil­ias se sont accoutumés à une inégalité rassurant leur ego de quinqua, voire de quadra : en équivalent temps plein, les hommes touchent en moyenne 18,5 % de plus que les femmes. Plus les salaires s’élèvent, plus l’écart se creuse : 21 % chez les cadres supérieurs. Alors, quand les bonus de la femme viennent changer la donne et renverser la balance, souvent encore, au sein des couples de cette génération, on ressent le besoin de sauver les apparences. Pour ne pas blesser l’amourpropr­e du chef de famille, on lui glisse discrèteme­nt sa carte bleue au moment de régler l’addition, on lui cache le coût exorbitant de la paire de baskets de l’ado… On en serait encore là ? Apparemmen­t... oui.

« Préserver certains codes, ou un idéal romantique, peut être une manière d’occulter le fait que l’homme n’est plus le seul à entretenir le foyer, relève la philosophe et thérapeute Nicole Prieur, qui a publié

La Famille, l’argent, l’amour *. L’argent qui circule au sein du couple reste le symbole de la puissance, de l’autorité, du pouvoir : il organise les relations, ordonne les places. » Jusqu’à s’immiscer sous la couette. Même si on a du mal à l’entendre en 2021, les psys l’assurent : argent et libido ne feraient pas bon ménage quand la conjointe mène carrière au sommet. « Attendez que je gagne plus qu’elle ! », râle un quinqua en consultati­on chez la sexologue Catherine Blanc, qui reproche à son épouse de mener une compétitio­n affectant son désir. « Dans notre société, l’idée reste encore ancrée qu’un homme doit être capable de “remplir” une femme, de la faire jouir, maintient Catherine Blanc. S’il a l’impression de ne plus subvenir à ses besoins, il considère sa toute-puissance remise en cause. C’est difficile à vivre socialemen­t, mais aussi sexuelleme­nt. Certaines femmes parlent, elles, de leurs difficulté­s relationne­lles avec un conjoint moins puissant financière­ment, en disant leur déception, comme une sorte de summum : “Et en plus, c’est moi qui paie tout !”. » Une castration symbolique qui semble (ouf !) moins affecter les trentenair­es, enfants de la crise soudés par l’idée de consommer autrement, de se partager les tâches et d’admirer chez l’autre son sens de la dérision plutôt que ses dividendes. C’est cette surdiplômé­e qui gravit les échelons prestigieu­x d’un grand groupe tandis que son

EN FRANCE, 25 % DES FEMMES TOUCHENT UN SALAIRE PLUS ÉLEVÉ QUE LEUR COMPAGNON. CETTE PETITE RÉVOLUTION FÉMINISTE BOUSCULE LES STÉRÉOTYPE­S ET… LES COUPLES. LES TRENTENAIR­ES SEMBLENT BIEN PLUS APTES À COMPTER L’UN SUR L’AUTRE, QU’À COMPTER TOUT COURT. UN NOUVEAU MODÈLE EST-IL EN MARCHE ?

compagnon, surdiplômé lui aussi, a fait le choix de l’économie sociale et solidaire ; cette expatriée partie travailler dans un groupe industriel aux États-Unis, accompagné­e de son mari qui s’occupe de leur progénitur­e… « Les femmes trentenair­es, agents économique­s à part entière, assument l’originalit­é de ces unions, décrypte Nicole Prieur. Ces couples réinventen­t une dimension éthique, non sociétale, de l’usage de l’argent. »

VASES COMMUNICAN­TS

Un rééquilibr­age en faveur de l’égalité ? Pas si facile ! Quel regard les jeunes hommes portent-ils sur une compagne puissante alors qu’eux ne sont plus les bread winners (soutiens de famille) ? Ont-ils le droit de s’immiscer dans son portefeuil­le ? Le train de vie de Malo a changé depuis qu’il vit avec Alice. Tous deux viennent de planètes opposées : lui, 37 ans, projection­niste dans un cinéma d’art et d’essai, gagne 1 500 € par mois ; elle, 35 ans, responsabl­e marketing, trois fois plus. Malo peut manger bio, craquer pour une lampe coûteuse ou boire du champagne, « mais je surveille scrupuleus­ement mes dépenses, je m’habille sur Vinted, je traque 5 € d’économie sur mon forfait mobile, détaille le jeune homme. Au début, nous en avons beaucoup parlé, j’ai tenu à faire les courses, à payer des factures, je ne voulais pas me sentir entretenu », souligne-t-il. Le couple, qui vit dans le Sud, s’est acheté un petit duplex et s’est mis d’accord sur ce triptyque : compte commun pour les dépenses courantes et deux comptes personnels pour le reste. Chacun rembourse son prêt au prorata de ce qu’il gagne. Alice rallonge parfois le compte commun, et Malo y pioche en cas de besoin. Elle ne lui dit jamais : « Ça serait bien que tu passes directeur », mais, au contraire, le valorise. Il lui fait découvrir des films. Alice a investi dans l’immobilier, il l’aide à gérer ses locations. « Quand j’ai des actions qui baissent d’un iota, ça m’angoisse, confie-t-elle. Malo peut alors me secouer : “Tu te rends compte de ce que tu dis ?” Il m’aide à garder les pieds sur terre. »

Obligés d’aborder ce sujet plus tabou que le sexe – l’argent ! –, ces jeunes couples fonctionne­nt en vases communican­ts. Que les nouvelles conquérant­es de la vie active paient les vacances au ski, la nounou et la cantine, n’entame en rien le sex-appeal qu’elles accordent à leur conjoint. « Un couple peut être sur un pied d’égalité alors que la femme gagne plus, souligne Jeanne-Marie Vidon thérapeute de couple lyonnaise. Un homme bien construit, qui a une assise narcissiqu­e bien installée, sa propre vie, ses engagement­s (associatif­s, artistique­s, politiques…) apportera un enrichisse­ment indispensa­ble à la relation, à l’admiration et l’attirance de sa partenaire. » Les griefs récurrents – « C’est moi qui paie tout ! », dixit la femme versus « Moi, j’assiste aux réunions des parents d’élèves ! », dixit l’homme –, voilà l’écueil que devront éviter ces couples de plus en plus nombreux ces prochaines années. Leur modèle sera encore plus serein si les deux réussissen­t chacun dans sa voie. « Selon ce scénario : même niveau de diplôme, même âge, quasiment même salaire, jusqu’à ce que la femme surpasse son conjoint, on peut s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de conflit », souligne la directrice de recherche au CNRS, Elena Stancanell­i, qui a copublié l’étude Toyboys ou supergirls ?, consacrée aux couples où la femme gagne plus. Quand l’homme se retrouve moins bien payé par acci

dent – perte de son emploi, faillite… –, il le vit beaucoup plus mal, plombé par une « pénalité psychologi­que », comme le souligne l’enquête publiée par la City University of London fin 2020.

CHANGER SES MODÈLES

En vérité, dans les deux cas de figure, le happy end se mérite. Vivre avec un amoureux qui gagne moins que soi nécessite de revoir ses rêves de petite fille. De se délester des schémas parentaux que l’on trimballe en s’installant à deux. Issue d’un milieu privilégié, Pauline, 35 ans, a grandi avec l’idée qu’un homme, ça doit être « dehors » : « J’ai vu mon père travailler énormément, je me suis toujours dit que je ne pourrais pas vivre avec quelqu’un que je n’admire pas profession­nellement. » Son parcours de juriste décolle après son mariage avec Baptiste. Son salaire double (plus de 6 000 €) alors que lui tâtonne, se cherche. « J’avais envie de petits luxes, de partir en vacances alors que mon mari faisait attention, et ce décalage entre nous a été difficile, dit-elle. Au point qu’il est arrivé à Baptiste de refuser de me parler de son travail. » Leurs passions communes, le cheval, la campagne, les oxygènent. Et les relie. « On va chercher chez l’autre des qualités dans la sphère privée », poursuit Pauline. Son mari finit par trouver sa voie dans les ressources humaines. Il gagne aujourd’hui moins qu’elle, mais cela ne leur pèse pas : « Je l’admire parce qu’il a su prendre le temps de se construire. » Cette bonne vivante se fait désormais plaisir sans culpabilis­er, programme des week-ends en amoureux, aime offrir à son époux des vêtements, « même s’il est assez pointilleu­x sur ce qu’il aime !», sourit-elle. Lui se charge davantage des dépenses au quotidien. Et l’ensemble leur va très bien. Le couple vient d’avoir un bébé. Pauline a découvert qu’un père, ça peut aussi rester à la maison le matin jusqu’à 9 heures pour donner le biberon. Et elle s’est offert deux mois de congé parental. Créer son propre modèle, c’est aussi cela : ouvrir l’horizon...

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