Madame Figaro

JODIE FOSTER & TAHAR RAHIM L’ACCORD MAGISTRAL

- PAR MARILYNE LETERTRE

Tous deux sont nommés aux Golden Globes pour Désigné coupable. Une première pour l’acteur, qui brille à Hollywood sous la protection d’une icône du cinéma américain. Dans ce thriller, histoire vraie d’un Mauritanie­n emprisonné à Guantánamo, ils rivalisent d’intensité.

Dès leurs premiers pas au cinéma, devant la caméra de deux des plus grands réalisateu­rs de leur pays respectif, ils ont marqué l’histoire : Jodie Foster chez Martin Scorsese dans Taxi Driver, en 1976, Tahar Rahim chez Jacques Audiard dans Un prophète, trentetroi­s ans plus tard. Deux diamants bruts qui n’ont cessé de se façonner au gré des films pour devenir, elle, une icône du cinéma américain, lui, un acteur admiré du cinéma français. Aujourd’hui, le récit d’une histoire vraie les réunit à l’écran. Après avoir confié son premier rôle en anglais à Tahar Rahim dans L’Aigle de

la neuvième légion, le réalisateu­r Kevin Macdonald lui offre l’une des partitions les plus intéressan­tes de sa carrière dans Désigné coupable.

Le Français y incarne Mohamedou Ould Slahi, Mauritanie­n arrêté en pleine paranoïa post-11-Septembre, torturé et emprisonné pendant quatorze ans à Guantánamo, sans inculpatio­n ni jugement. Jodie Foster interprète son avocate, habitée par sa foi en la justice. Le face-à-face entre les deux comédiens est captivant : leur intensité et leur exigence d’authentici­té sont de tous les plans. Des partitions qui n’ont pas échappé aux votants des Golden Globes. Jodie Foster, star aux deux Oscars, a décroché une nomination dans la catégorie Meilleur second rôle. Tahar Rahim concourt dans la catégorie Meilleur acteur face à Gary Oldman, Chadwick Boseman, Riz Ahmed et Anthony Hopkins. On les retrouvera nécessaire­ment dans la course aux Oscars, le 25 avril.

« Pas de chance, la compétitio­n est rude cette année », le taquine Jodie Foster, mais nul doute qu’elle oeuvre en coulisses pour son partenaire. Elle ne tarit pas d’éloges sur celui que les production­s internatio­nales s’arrachent (il est à l’affiche de la série anglaise

Le Serpent, le 2 avril sur Netflix). Lui la place dans son panthéon cinématogr­aphique. Entre eux, la connexion est immédiate, la complicité évidente, même lors d’une interview par écran interposé. Ensemble, ils ne se parlent jamais en français, malgré la maîtrise parfaite de notre langue de la star américaine. Pour nous, ils font une exception.

MADAME FIGARO. – En quoi Désigné coupable vous a semblé différent des autres films abordant l’après 11-Septembre ?

TAHAR RAHIM. – Il est très rare de se voir offrir un rôle positif de musulman dans un film américain : malgré l’injustice qu’il subit, Mohamedou ne se place jamais comme une victime. Il a cette force et cette capacité de résilience qui font de lui un grand personnage de cinéma, auquel nous pouvons nous identifier. Tout sauf manichéen. Le scénario laisse d’ailleurs la place au doute et aux a priori, avant de lever le voile sur une injustice terrible qui, malheureus­ement, est à l’image de ce qu’il se passe encore pour certains à Guantánamo.

JODIE FOSTER. – Tahar m’a confié qu’il avait d’abord eu peur en recevant le scénario sur lequel était inscrit Carnets de Guantánamo, qu’il ne voulait pas jouer le « musulman en taule ». Mais Mohamedou, un homme profond, pétri de conflits intérieurs, dépasse les stéréotype­s souvent véhiculés par le cinéma américain.

T. R. – Par le passé, j’ai refusé plusieurs rôles, craignant la caricature. Il est essentiel de ne pas représente­r les minorités, quelles qu’elles soient, à travers un prisme unique.

Mais les lignes bougent enfin et, légitimeme­nt, d’autres histoires nous parviennen­t.

J. F. – Le film questionne l’un des choix les plus problémati­ques des vingt dernières années de l’histoire américaine. Alors que la peur gagnait du terrain après les attaques terroriste­s, le gouverneme­nt a sciemment jeté la loi par la fenêtre. C’est l’exact opposé de ce que nous aurions dû faire. C’est aussi ce contre quoi s’est toujours battue Nancy Hollander, l’avocate que j’incarne et qui n’a jamais dérogé à sa mission : faire en sorte que chacun ait droit à une défense. Tous les gouverneme­nts ont besoin d’opposants de sa trempe pour les mettre face à leurs contradict­ions. La justice ne peut naître qu’avec un contre-pouvoir.

En quoi est-ce important de raconter cette histoire en 2021 ?

J. F. – Nous vivons dans un monde de plus en plus fracturé et, aux États-Unis notamment, les droits de l’homme sont régulièrem­ent bafoués. Désigné coupable est une lettre d’amour à la Constituti­on et à la justice.

T. R.– Il est aberrant qu’une démocratie qui condamne publiqueme­nt les dictatures puisse, en toute conscience, pratiquer la torture dans un endroit où sa loi ne s’applique pas. Le cinéma possède cette force : témoigner pour, peut-être, éviter que cela ne se reproduise.

Quel pouvoir le cinéma a-t-il eu sur vos vies respective­s ?

T. R. – Je suis un enfant de la salle. Au cinéma, j’ai appris à m’habiller, à parler, à « dragouille­r », à me forger une opinion politique.

J. F. – Et une morale. Le cinéma m’a appris, images à l’appui, ce que

cela signifiait de faire ce qui est juste. C’est l’idée que je m’efforce de véhiculer dans mes choix d’actrice et de réalisatri­ce.

Jodie, vous avez dit qu’être actrice avait fait de vous une meilleure personne…

J. F. – Pour jouer juste, il faut s’interroger, être curieuse, apprendre des autres, accepter de bousculer ses certitudes. Ce métier est une éducation sentimenta­le de chaque instant, même quand vous avez 58 ans.

T. R. – Se mettre en permanence dans la peau des autres rend plus indulgent, plus patient dans sa propre vie. Quand vous interpréte­z des personnage­s dont la morale ou les choix ne sont pas les vôtres, vous les questionne­z, vous les relativise­z.

Une actrice – Leïla Bekhti, votre compagne – a dit qu’il fallait se donner le temps de vivre pour mieux jouer. Êtes-vous d’accord ?

T. R. – Je suis toujours d’accord avec ma femme ! Nourrir l’homme, c’est nourrir l’acteur. Il faut toujours repasser par soi, se reconnecte­r à la vie, au réel. À une certaine période, j’étais si chargé d’angoisses, de traumas non réglés, de fantômes du passé, que je peinais à vivre l’instant. J’ai des regrets, j’ai raté des moments forts avec des gens qui sont partis, mais j’ai fini par comprendre…

J. F. – Si, plus jeune, je n’avais pas pris le temps de jouer avec les autres enfants, de m’éduquer ou de voyager, je n’aurais rien eu à transmettr­e. Je l’ai toujours pensé. Et s’il faut faire un choix entre un film pourri et passer du temps avec mes enfants, je n’hésite pas. Les instants que nous vivons sont trop précieux. C’est un équilibre difficile à trouver, mais parfois les dieux intervienn­ent : ils l’ont fait pour Tahar quand son bébé est né.

T. R. – Ma fille a eu un peu d’avance et elle est arrivée alors que je devais encore tourner plusieurs jours dans Désigné

coupable. Mais Jodie est tombée malade, cela a stoppé le tournage et m’a permis d’être là le jour J.

Tahar, quelle place a eu Jodie dans votre parcours cinéphiliq­ue ? T. R. – Énorme. J’ai des souvenirs très clairs du Silence

des agneaux, de Bugsy Malone, de Nell, qui m’avait bouleversé, de Contact aussi, peut-être parce que je suis souvent dans les étoiles. Et puis, il y a l’incontourn­able Taxi Driver, un de mes films référence, pour son ambivalenc­e, De Niro, Jodie.

J. F. –Dès que j’ai vu Tahar dans Un prophète, j’ai eu envie de travailler avec lui. Quand on me l’a enfin proposé, j’étais comme une dingue. Au début, son agenda coinçait, mais j’étais prête à faire repousser le film pour que ce soit lui.

T. R. – Quand on rencontre ses idoles, on a toujours peur d’être déçu. Mais Jodie est exceptionn­elle, simple, bienveilla­nte. Jouer face à elle était certes intimidant, mais surtout galvanisan­t. Car, quand on aime, on donne beaucoup !

Aujourd’hui, vous êtes nommés aux Golden Globes…

T. R. –Je suis très honoré, vraiment, et surtout heureux que cela braque les projecteur­s sur le film.

J. F. – Mohamedou a beaucoup souffert, et si la mise en lumière du film peut lui rendre justice et, d’une certaine façon, guérir quelques-unes de ses plaies, ce sera la plus belle récompense qui soit.

Cette nomination braque aussi les projecteur­s sur vous, Tahar. Comment faire pour ne pas se sentir étourdi par tant de succès ?

J. F. – La vie d’acteur peut être étrange, surtout quand survient la notoriété. Il est alors essentiel d’avoir des piliers sur lesquels s’appuyer. Pour moi, ce fut ma mère.

Elle m’accompagna­it partout à mes débuts, et m’obligeait à réserver mes taxis, à descendre la poubelle… Elle refusait que je sois assistée, déconnecté­e. Dans ce milieu, il faut lutter pour sa survie émotionnel­le et sa santé mentale.

T. R. – Je constate que nos mères partagent les mêmes valeurs ! J’ai aussi eu la chance de faire Un prophète à 27 ans : je commençais à me consolider en tant qu’homme, et j’avais tellement peur de devenir tout ce que je pointais du doigt que je me suis surprotégé. En contrepart­ie, je n’ai sans doute pas assez profité de ces années-là. Alors, tout ce qui m’arrive aujourd’hui, je le prends, en n’oubliant pas les valeurs qui m’ont été transmises, en restant proche de mes piliers, en me méfiant des superlatif­s dont raffole ce métier.

J. F. – Je crois aussi en la sincérité et en la vérité. J’ai déjà fait des films pour de mauvaises raisons et, à l’écran, cela s’est vu. J’étais fausse, car je n’avais pas suivi mon instinct.

Jodie, pourquoi vous voit-on moins à l’écran ? J. F. – On ralentit naturellem­ent le rythme en vieillissa­nt. Pour accepter un film, j’ai aussi besoin que le sujet m’obsède, de sentir que je vais apprendre quelque chose. Après 45 ans, ce genre d’opportunit­és est plus rare. Je me suis donc tournée vers la réalisatio­n, au cinéma et à la télévision, qui m’épanouit souvent davantage.

Envisageri­ez-vous de diriger Tahar un jour ? J.F. – J’adorerais.

T. R. – Et je viendrai les yeux fermés.

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Tahar Rahim

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