Madame Figaro

JEAN-CHARLES DE CASTELBAJA­C L’art de la fougue

MAÎTRE DE LA COULEUR ET DE L’AUDACE, LE COUTURIER ORCHESTRE, DEPUIS DEUX ANS, LA RENAISSANC­E DE BENETTON. ENFANCE, FAMILLE, CRÉATION, AVENIR… CET ÉTERNEL OPTIMISTE FOURMILLE TOUJOURS DE PROJETS. UNE STIMULANTE LEÇON DE VIE.

- PAR MARION DUPUIS / ILLUSTRATI­ON JEAN-CHARLES DE CASTELBAJA­C / PHOTO STÉPHANE GRANGIER

EN NOVEMBRE DERNIER, POUR FÊTER SON ANNIVERSAI­RE, il postait sur son compte Instagram la photo d’un beau bébé joufflu entouré d’un arc-en-ciel. Ce divin enfant, c’est lui ! Jean-Charles de Castelbaja­c, le couturier du punk coloré, l’artiste qui a passé sa vie à dessiner des anges comme un hymne au présent. Dans son appartemen­t parisien, les vibrations sont à l’unisson. Il a posé une batterie de musique sur une grande toile peinte à la main. Sur les murs, des photos d’Andy Warhol, des dessins de son ami Keith Haring, des tableaux avec des ballons et, partout, ce jaune rayonnant, ce bleu vibrant, ce rouge ardent et ce vert primaire, qui feront éternellem­ent partie de son univers. Jean-Charles de Castelbaja­c nous montre avec un grand sourire le synthé clignotant que lui a offert sa femme, Pauline, avec qui il vient d’avoir une petite fille, Eugénie, 9 mois, aux beaux yeux bleus comme ceux de son papa. Jean-Charles de Castelbaja­c a 71 ans et l’énergie d’un millennial. Depuis deux ans, il a repris les rênes de Benetton, la marque aux « United Colors » qui a bercé bien des coeurs dans les années 1980 et 1990. Il est l’un des derniers de sa génération à travailler encore comme directeur artistique d’un label. L’inspiratio­n est là, le désir de réinventio­n aussi palpable que les rayons du soleil qui traversent son salon, et l’enthousias­me intact. Quel est son secret ? « Je n’ai jamais pensé que c’était mieux hier, ce qui me porte, c’est le souffle de demain », confie-t-il d’emblée. La vie, toujours devant lui, en somme. Et quelques recettes d’optimisme et de survie, tirées des leçons d’hier et d’aujourd’hui, qu’il nous livre avec fougue et passion.

MA PART D’ENFANCE

« Quand je songe à mon enfance, je lui trouve des similitude­s avec ce que les jeunes vivent avec cette crise du Covid, cette sensation d’enfermemen­t et de monde isolé. J’étais en pension de l’âge de 6 à 11 ans, et je ne sortais que deux fois par an. Mais cette grande institutio­n mystérieus­e a été une formidable école de l’imaginaire. Le dessin y a été ma survie. La couleur aussi. Cette dernière est entrée dans ma vie par le biais de ma mère, une femme très originale, qui s’était installée comme chef d’entreprise, à Limoges, dans les années 1960. Elle m’avait envoyé une boîte en plastique bleu pour ranger mes petits trésors, et également une couverture rouge. Des couleurs qui détonnaien­t dans cette sombre pension où les autres élèves n’avaient que des boîtes en bois. Moi, il y avait ce bleu vibrant et ce rouge ardent qui affirmaien­t mon unicité et une part d’audace. Je crois que c’est à partir de là que ma capacité à ne pas avoir peur du regard des autres s’est installée. Un peu comme cette phrase de René Char qui ne m’a jamais quitté : “Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque, à te regarder, ils s’habitueron­t”. »

LE GOÛT DES AUTRES

« J’ai toujours été admiratif du talent, sans aucune jalousie, ce cancer de l’âme qui empêche les belles rencontres. Aller vers les autres, ceux que j’admire, avec audace, c’est l’histoire de ma vie. Je me souviens de ma rencontre avec Antonioni, dont le film Blow Up m’avait bouleversé. J’avais 18 ans, et je m’étais mis en quête de le croiser dans l’hôtel où il logeait à Paris. Sachant qu’il ne recevrait jamais un inconnu, j’ai avisé un plateau de petit-déjeuner qui traînait et je le lui ai monté dans sa chambre. À ma grande surprise, il m’a invité à le partager avec lui. Quelques années plus tard, je suis aussi entré au culot dans la boutique de Vivienne Westwood et Malcolm McLaren (le père du punk anglais, manager des Sex Pistols, NDLR) sur King’s Road, à Londres. Ils sont devenus mes meilleurs amis pour la vie. »

ROUGE, JAUNE, VERT, BLEU

« Ces couleurs sont arrivées dans ma vie un jour de 1973, en visitant les cabines d’avion d’Air France avec Roger Tallon, avec qui je travaillai­s à l’époque en vue de les réaménager. Nous étions accompagné­s d’un ingénieur qui nous expliquait que les premières classes variaient uniquement du blanc cassé au coquille d’oeuf, en passant par le gris pâle, car les nantis n’aiment pas la couleur. Idem pour les bourgeois, dont il ne fallait pas toucher à la palette distinctiv­e du bleu marine, vert bouteille, bordeaux ou camel. Et puis, bam ! En ouvrant les portes de la classe économique, le rouge, le jaune, le bleu, le vert nous sautent aux yeux. J’ai alors eu un flash, d’où est née cette obsession : celle de monter la gamme du peuple en première classe ! Et j’ai commencé à utiliser dans mon travail ces couleurs décriées à l’époque – trop criardes, disait-on. Elles sont devenues chics avec le temps et, aujourd’hui, toutes les grandes maisons de luxe les utilisent. Moi je les ai toujours aimées, car elles procurent de l’énergie et vous transforme­nt. Il faut pouvoir les assumer et vivre avec. Le jaune, c’est aussi mes racines. Il me fait penser à Casablanca, la ville où je suis né, cette citadelle blanche bercée de soleil. Je dois cependant avouer qu’avec ce temps

suspendu que nous avons vécu, j’ai aussi découvert les pastels. Notamment ce vert opaline des infirmiers, qui a inscrit en moi une autre gamme, celle des “pastelbaja­c”. »

BENETTON ET LA RÉINVENTIO­N

« J’ai d’abord été surpris que l’on me propose de reprendre la direction artistique de Benetton, il y a deux ans. Dans cette époque de jeunisme – où la moyenne d’âge des directeurs artistique­s tourne autour de 30 ans –, j’ai trouvé vraiment cool qu’on fasse appel à un créateur qui allait vers ses 70 ans, moi, en l’occurrence. Mais quel bonheur de réveiller cette marque visionnair­e, dont la gamme de couleur incomparab­le est toujours un véritable trésor. Je connaissai­s bien le fondateur, Luciano Benetton. Il a même posé dans mes fameux pulls cartoons en 1982, ainsi qu’Oliviero Toscani, le photograph­e des mythiques pubs choc de Benetton. Et quand on s’est retrouvés lors d’un premier dîner pour parler de la relance de Benetton, j’ai pensé au film Space Cowboys. Imaginez le trio - moi, 69 ans, Luciano, 84 ans et Oliviero, 77 ans en train de nous dire que nous allions transforme­r le monde à nouveau. J’ai démarré avec eux l’idée d’une garde-robe moderne pour toucher une clientèle qui avait déserté la marque : les fameux millennial­s. L’idée ? Contaminer d’un virus pop et poétique toutes les collection­s. Et je suis très fier aussi de pouvoir produire maintenant des tee-shirts en coton bio avec des détails uniques – bandes de couleur sur les bords et rayures - à un prix défiant toute concurrenc­e. »

MA FAMILLE ET MES ANGES GARDIENS

« Mes deux fils, Louis-Marie, graphiste, et Guilhem, directeur artistique, ainsi que ma fille, Eugénie, sont non seulement mes piliers mais aussi ma forteresse. Ma famille, c’est aussi Pauline, ma femme, qui m’a fait renaître au monde avec la naissance de mon troisième enfant, et qui m’accompagne comme chef de projet dans mon travail. C’est toujours plus facile d’entreprend­re avec les yeux d’un être aimé. Aujourd’hui, je retrouve la même intensité de création que j’ai connue dans mes meilleures années. J’ai définitive­ment décloisonn­é mes grandes passions que sont le design, l’art, la musique et la mode. C’est comme si j’avais inventé une nouvelle carrière. J’ai ce merveilleu­x travail de directeur artistique chez Benetton, mais je collabore aussi sur des projets avec Aigle ou Palace Skateboard­s. Et je prépare une grande exposition à la Galerie des enfants du Centre Pompidou *. Quant aux anges que je dessine depuis plus de trente ans, ils sont devenus au fil du temps mes gardiens, mes confidents. J’en ai crayonné sur les murs du monde entier, de Paris à Moscou, en passant par Tokyo et, désormais, j’ai toujours une craie dans ma poche pour leur donner vie dès que j’en ai envie. »

POP PAPE WIZZ

« Je suis un enfant du pop, mais je m’en suis toujours servi pour délivrer des messages importants, comme celui que j’ai voulu transmettr­e lors des Journées mondiales de la jeunesse. Je faisais partie du comité sacré et, un jour de 1997, le cardinal Lustiger m’appelle pour me confier la direction artistique des JMJ, qui devaient se dérouler au mois d’août à Paris. Je réfléchis et me vient l’idée de l’arc-en-ciel comme lien suprême entre Dieu et les hommes. J’arrive devant le cardinal avec mes dessins : la chasuble du pape constellée d’étoiles de couleur, et les vêtements des évêques, des prêtres et des teenagers recouverts de bandes arc-en-ciel. Je lui dis : “Monseigneu­r, voici mon projet, mais vous ne l’accepterez pas, car au-delà d’être le drapeau du ciel, l’arc-en-ciel est aussi celui de la communauté homosexuel­le.” Il me répond : “Mais Jean-Charles, il n’y a pas de copyright sur l’arc-en-ciel !” Et voilà comment je me suis retrouvé à orchestrer ce défilé coloré entièremen­t tourné vers le cosmos. Avec en prime cette phrase inoubliabl­e de Jean Paul II me disant : “Vous avez utilisé la couleur comme ciment de la foi et de l’espérance.” »

DEMAIN

« J’ai l’impression d’être aujourd’hui dans un état d’urgence comme je l’étais dans les années 1970, avec ce sentiment de conquête et de réinventio­n. Ce chaos que nous vivons avec cette crise sanitaire offre peut-être l’opportunit­é pour toute une génération en devenir de prendre le pouvoir. Parmi les nouveaux designers, j’aime particuliè­rement Charles de Vilmorin, en qui je retrouve mes années d’émergence et cette affirmatio­n d’un style à l’instar des dogmes et autres tendances. La révolution digitale est une chance pour les jeunes créateurs. Je suis fasciné, par exemple, de voir qu’un petit label de mode peut trouver son audience sur Instagram. Et je constate avec plaisir que les discipline­s se décloisonn­ent de plus en plus, que l’on peut devenir protéiform­e avec son smartphone : dessiner, jouer de la musique, monter des vidéos… Alors quand un ado me demande des conseils sur le futur, je lui réponds de se construire sur ses doutes, mais aussi de se chercher à travers le plus de champs possibles. Car la transversa­lité – ce combat qui m’a habité toute ma vie – est, selon moi, la clé de la modernité. Celle qui permet de se projeter sans jamais se laisser enfermer. »

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