Madame Figaro

la fin des mannequins ?

DANS UN MONDE EN QUÊTE DE SENS ET D’AUTHENTICI­TÉ, LA MODE RÉVISE SES CODES. L’HÉGÉMONIE D’UNE BEAUTÉ STANDARDIS­ÉE EST REMISE EN CAUSE : PLACE AUX MODÈLES DE LA RUE AUX PHYSIQUES ET AUX PERSONNALI­TÉS DÉTONNANTE­S.

- PAR CAROLINE HAMELLE

UN PAPY À L’AIR BONHOMME pose de défilé en chemise nouvelle rayée ère au de beau la maison milieu italienne du GucciFest, présenté sorte à l’automne dernier. Son allure (d) étonne, à mille lieues des modèles traditionn­els. Mais, comme on est chez Gucci, cet homme en apparence ordinaire n’est pas n’importe qui : il s’agit d’Achille Bonito Oliva, un célèbre critique d’art italien. Peu après, dans le défilé, c’est la très chic Valentina La Rocca, propriétai­re de la librairie romaine Antica Libreria Cascianell­i, qui surgit en robe imprimée avec lunettes bijoux. Et c’est le réalisateu­r de cette expérience filmée, Gus Van Sant, qui clôt l’événement. Sans doute plus à l’aise derrière la caméra que devant, il incarne lui aussi, dans son complet à carreaux, border collie tenu en laisse, l’image de la saison printemps-été de Gucci vue par

Alessandro Michele. Depuis son arrivée il y a six ans, le directeur artistique de la maison italienne a beaucoup contribué à l’évolution des stéréotype­s, en faisant défiler des personnage­s hauts en couleur, figures atypiques et personnali­tés singulière­s. Sur le catwalk Balenciaga aussi, dans l’univers radical de Demna Gvasalia, on peut voir des non-profession­nels aux profils inattendus. Telle cette femme aux cheveux gris, Neda Brady, architecte de formation. Tout aussi engagés dans leurs choix de casting, les jeunes créateurs ont également apporté leur pierre à l’édifice : « Une griffe comme Koché a beaucoup fait pour la représenta­tion des corps pluriels, et notamment des minorités, en choisissan­t les mannequins de ses défilés dans le milieu queer, souligne Laure Orset-Prelet, styliste pour le collectif La Smala. Tous ses premiers shows étaient composés de gens de la nuit dont ce n’était pas le métier de défiler. »

UNE NOUVELLE PROXIMITÉ

Artistes, ami(e)s de la maison ou même inconnu(e)s répéré(e)s dans la rue, aujourd’hui tout le monde peut être mannequin d’un jour. « Ces figures détonnante­s créent une proximité et sont, bien sûr, porteuses d’un message et même d’une histoire », ajoute Serge Carreira, responsabl­e des marques émergentes à la Fédération de la haute couture. À l’instar d’Amari : avec sa longue ➢

silhouette androgyne, ses cheveux courts et ses traits féminins, il sème le trouble sur les catwalks des collection­s femme de Balenciaga, comme dans la dernière campagne beauté de Saint Laurent. Amari est un mannequin transgenre, mais il est également un performeur très impliqué de la communauté queer en Belgique, où il vit. Ce genre de spécificit­és, qui ont peu à voir avec le pedigree du modèle, plaît à son agent, Benoit Guinot, cofondateu­r de l’agence de mannequins The Claw Models. « Ces gens sont très inspirants », insiste-t-il.

UNE PLURALITÉ DE CORPS

Le phénomène n’est pas totalement neuf. On se souvient des podiums de Jean Paul Gaultier, qui a été l’un des premiers à faire défiler ses proches, mais aussi des personnali­tés atypiques : la chanteuse Beth Ditto ou l’actrice Rossy de Palma, des drag-queens et l’une des premières mannequins trans, Andreja Pejić. Alexander McQueen promouvait également la diversité dans ses shows extraordin­aires. Pour autant, ces pionniers ont longtemps fait figure d’exception dans un univers valorisant une beauté standardis­ée. Aujourd’hui, une véritable mutation s’opère, et il ne s’agit plus, semble-t-il, d’un épiphénomè­ne. Pour preuve, dans la haute couture, réputée moins « ouverte » que le prêt-à-porter, on voit désormais défiler des femmes plus représenta­tives de la « vraie » vie. En janvier, Jill Kortleve, top taille 40, a défilé pour Chanel, quand Precious Lee, une modèle taille 46, incarnait la vision couture de la marque Area. Présentée aussi pendant la semaine de la couture, la nouvelle marque AZ Factory, d’Alber Elbaz, s’adresse sans ambiguïté à une pluralité de corps, d’âges et de publics. Signe des temps frappant de cette nouvelle ère ? L’influent Vogue américain a choisi la topmodèle plus size Paloma Elsesser, élue mannequin de l’année, pour figurer en couverture de son numéro de janvier.

UN BESOIN D’IDENTIFICA­TION

« Ces changement­s correspond­ent à une attente forte de la société », assure Serge Carreira. Ce serait plutôt ce à quoi aspire la jeune génération. Un rapport de 2019 du cabinet de conseil en stratégie McKinsey sur la « gen Z » (ceux nés entre 1995 et 2010), également qualifiée de « true gen » (la génération en quête de vrai, d’authentici­té), révèle son profond besoin d’inclusivit­é. Pour neuf jeunes sur dix, les marques ont une responsabi­lité sociale et environnem­entale. L’explosion des réseaux sociaux, et notamment d’Instagram, a fait vaciller les archétypes : « À partir du moment où les marques ont commencé à toucher directemen­t leurs clients, le paradoxe identifica­tion/singularit­é s’est renforcé », analyse Serge Carreira. Dans un monde en quête de sens, il est urgent de s’adresser à tous. Le mouvement « body positivism­e » a amorcé un changement, et la pandémie actuelle accélère le processus. Conséquenc­e : le métier d’agent de mannequins a changé. « On va désormais à la rencontre de gens qui n’imaginent pas que ce métier puisse être pour eux », explique Benoit Guinot à propos des castings que son agence organise en banlieue, notamment aux Mureaux. Autre changement, le terme « modèle » est préféré à celui plus connoté de « mannequin ». « Récemment, des marques comme Maison Margiela ou Marine Serre ont fait défiler leurs mannequins cagoulés. En les rendant anonymes, ils nous ont permis de réfléchir à leur condition. Le “modèle” endosse une forme de responsabi­lité sociale, quand le “mannequin” est davantage passif », avance Saveria Mendella, doctorante en anthropo-linguistiq­ue et en études de mode à l’École des hautes études en sciences sociales.

 ??  ?? 1. et 2. La libraire Valentina La Rocca. et le critique d’art Achille Bonito Oliva pour Gucci. 3. L’architecte Neda Brady pour Balenciaga. 4. Jill Kortleve, top taille 40, pour Chanel.
1. et 2. La libraire Valentina La Rocca. et le critique d’art Achille Bonito Oliva pour Gucci. 3. L’architecte Neda Brady pour Balenciaga. 4. Jill Kortleve, top taille 40, pour Chanel.
 ??  ?? 1. Josefine J. Jensen pour AZ Factory. 2. Paloma Elsesser pour Fendi.
3. Gus Van Sant dans l’épisode 7 de sa série réalisée pour Gucci, à découvrir sur guccifest.com
1. Josefine J. Jensen pour AZ Factory. 2. Paloma Elsesser pour Fendi. 3. Gus Van Sant dans l’épisode 7 de sa série réalisée pour Gucci, à découvrir sur guccifest.com

Newspapers in French

Newspapers from France