CLAIRE MARIN L’art des prémices
NOTRE CAPACITÉ D’ÉMERVEILLEMENT NE SE TARIT PAS AU FIL DE LA VIE… DANS LES DÉBUTS, LA PHILOSOPHE NOUS INVITE À NE JAMAIS RENONCER À L’ÉLAN DES PREMIÈRES FOIS.
DANS SON NOUVEL ESSAI, LE PASSIONNANT Les Débuts, Claire Marin explore notre attachement aux premières fois – premier baiser, premier amour, premier voyage… L’auteure de Rupture(s) et d’Être à sa place s’interroge sur la fascination que suscitent les débuts, leur caractère insaisissable, ce qu’ils révèlent de notre rapport à la vie comme à la mort. Les débuts peuvent passer inaperçus (on les voit souvent a posteriori ), se révéler trompeurs (on croit entamer une grande histoire qui va finalement avorter, et vice versa ) mais aussi se suffire à eux-mêmes (la beauté de certaines découvertes, d’un être, d’un objet, d’un lieu, tient précisément à ce qu’elles ne durent pas et demeurent inachevées : l’amour durera une nuit et on ne s’installera pas à Kyoto comme on l’avait rêvé...), et c’est peut-être mieux ainsi. Entretien avec une philosophe pour qui il n’est jamais trop tard pour (re)commencer.
MADAME FIGARO. – Devenir parent constitue le début par excellence. En quoi, exactement ?
CLAIRE MARIN. – Le début surprend et crée une interruption. Jusqu’à présent, j’avais réfléchi à la rupture, ce qui produit un grand début dans la vie vient de ce qu’il y a un avant et un après, que ce soit joyeux ou tragique ou les deux à la fois, comme souvent dans les naissances. Cette déflagration-là, dans mon vécu, c’est la naissance qui l’a produite. Elle reconfigure votre existence, modifie votre corps, votre sensibilité, votre regard sur le monde, sur les autres, sur les autres mères en particulier. Ce sentiment de surprise absolue provoqué par la naissance, soit un événement que vous avez attendu, parfois très longtemps, dans lequel vous vous êtes projetée, que vous avez imaginé, me semble de ce fait résumer le début dans toute sa puissance.
Comment expliquez-vous notre prédilection pour les premières fois en général ?
Toutes les premières fois suscitent un sentiment d’intensité, une fébrilité, une impatience extrême : c’est un champ des possibles qui s’ouvre. Cela touche aussi à l’affirmation de soi : le début de la vie d’étudiant, le premier voyage qu’on fait, seul ou avec des copains, sont la matérialisation d’une autonomie, d’un goût particulier, d’une envie qui constituent l’identité du sujet. Il arrive aussi qu’un début vous tombe dessus, qu’on découvre un tableau dans une église ou qu’on ait un coup de foudre… Parfois, un début est une révélation, un électrochoc, et c’est cette sensation qu’on recherche, davantage que des paysages inconnus ou un nouvel amour en tant que tel.
D’où la nostalgie des débuts ?
Oui, on a la nostalgie de ces moments où l’on entre en contact avec quelque chose de
différent et de la force de l’émotion que cela produit, comme si l’esprit se décloisonnait et que notre représentation du monde s’enrichissait. Cela renvoie sans doute à l’enfance, où l’on découvre les musiques, les odeurs, les goûts, les mots… où notre répertoire, notre musée intérieur de sensations et d’émotions, ne cesse de s’étendre, avec une intensité inouïe. D’où l’idée qu’on ne revivra plus jamais l’ivresse d’un premier amour, qu’on n’aura plus jamais l’enthousiasme de ses 20 ans… Et, c’est là ce que je voulais interroger. En réalité, cette surprise et cet éblouissement demeurent possibles, et d’autant plus forts quand ils surgissent alors qu’on y a renoncé. On pense que cela n’arrivera plus, mais je pense qu’en fait, il y a toujours en nous un enfant prêt à faire des découvertes…
Diriez-vous qu’il n’y a pas d’âge pour débuter ?
Nous avons adopté un schéma emprunté à la biologie : croissance, pic et décroissance. Mais ce n’est pas si simple. Physiquement, on peut être très vieux à 25 ans et plus jeune dans son corps par la suite, et émotionnellement, certains adultes demeurent des enfants de même que certains adolescents ont 50 ans dans leur tête… Il n’existe pas de linéarité des affects, tout cela se bouscule, se superpose, se réactive, puise parfois dans le passé pour nourrir le présent. Ces multiples strates temporelles se croisent et s’alimentent, et font que le début ne s’ancre pas forcément dans la jeunesse ou l’enfance.
On peut commencer tard. Mais dès lors, pourquoi commencer ?
Je prends dans le livre l’exemple des claquettes. Exigeant une certaine dextérité, elles me paraissent bien illustrer le pur plaisir de commencer indépendamment de ce qui semble l’horizon d’un commencement, c’est-à-dire la maîtrise ou l’excellence. On a affaire ici à la joie presque enfantine de la découverte et de l’immersion dans l’univers des comédies musicales… Tous ces commencements qu’on pourrait considérer comme gratuits montrent qu’il n’est jamais trop tard. Nous devons lutter contre cette représentation du temps qui nous ferait inévitablement perdre des choses, représentation qu’on a totalement assimilée et qui est à l’origine d’un malheur injustifié. Bien sûr, on perd des choses au fil du temps – une femme ne peut pas avoir d’enfants au-delà d’un certain âge –, mais il existe toujours des possibles, alors même que l’horizon paraît s’être terriblement rétréci.
Le commencement, c’est aussi le recommencement, après un choc, une disparition, une rupture…
J’ai beaucoup écrit sur les épreuves de l’existence, et interroger la joie produite par les débuts m’intéressait parce que cela me semblait une matière plus gaie. Je trouve d’autant plus fort de pouvoir vivre des débuts à un moment où l’on pense que tout est fini, qu’on est littéralement un mort-vivant. Après des expériences radicales du deuil et de la perte telles qu’elles sont décrites dans Vivre vite, de Brigitte Giraud, ou Ce qui est nommé reste en vie, de Claire Fercak, il est incroyable de voir réapparaître l’envie du lien, de la rencontre, du désir, des projets. Et pourtant, on reprend, on recommence.
L’écriture n’est-elle pas justement ce qui permet de recommencer ?
La question du début a à voir avec celle du temps, et l’écriture donne le sentiment de pouvoir saisir les choses et de maîtriser ce temps qui file, sans que l’être humain ait de prise sur lui, ce qui est sa principale source de tristesse et de frustration. Dans Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux, qui décrit la liaison d’une femme mûre avec un jeune homme, la narratrice raconte qu’elle rejoue les choses pour revivre les débuts avec une lucidité et une présence à l’événement qu’elle n’avait pas autrefois, où elle était tellement absorbée par les événements qu’elle était paradoxalement moins là. Désormais, elle est dans la sensation, mais aussi l’observation. Elle connaît cette configuration amoureuse, l’effervescence des débuts, et cela lui permet de le vivre avec une intensité autre. À la jouissance du moment présent, s’ajoute celui de l’avoir déjà vécu.
On voit ici la différence entre le recommencement et la répétition qui aplatit…
La répétition d’un vécu, d’un geste, d’une parole peut en effet appauvrir, banaliser, simplifier jusqu’à priver de son sens ce vécu, ce geste, cette parole. C’est l’habitude telle que la définit Bergson, qui s’apparente à une forme d’immobilité et de mort. Mais la répétition permet aussi d’aboutir à plus de maîtrise et même d’intensité, elle est aussi ce qui fait l’artiste virtuose, le musicien, le peintre… Il existe deux manières de l’appréhender – c’est ce que dit Kierkegaard sur la différence entre la répétition et la reprise. L’idée d’un élan créateur unique, spontané, génial est séduisante, mais refaire peut être un geste créateur. Annie Ernaux redevient « la jeune fille scandaleuse » du passé, elle remonte le temps et échappe à son irréversibilité en revivant cette période. Cette attention émotionnelle et intellectuelle est démultipliée par le fait qu’elle couche sur le papier cette histoire.
On écrirait pour le plaisir de revivre un début ?
Écrire peut aussi permettre de redire autrement les épisodes douloureux, d’adopter une lucidité et une distance correspondant à une nécessité psychique personnelle. On met alors hors de soi des moments dans lesquels on n’a pas toujours envie de se replonger, et dans lesquels on replonge pourtant, car cela nous est vital.