Madame Figaro

Femme, juge et antiterror­iste

CHARGÉES D’INSTRUIRE LES AFFAIRES DE TERRORISME EN FRANCE, DEUX MAGISTRATE­S NOUS ONT EXCEPTIONN­ELLEMENT OUVERT LEUR BUREAU. COMMENT TRAVAILLEN­T ET VIVENT CES FEMMES DE L’OMBRE, SI EXPOSÉES ? RENCONTRE EN TOUTE DISCRÉTION.

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ON L’APPELLE ENCORE « LA GALERIE SAINT-ÉLOI », en référence au couloir où se trouvait le service des juges d’instructio­n de l’antiterror­isme dans l’ancien palais de justice de Paris. Un départemen­t aux compétence­s nationales, chargé d’enquêter en amont des procès en lien avec différents services de police et de renseignem­ent, d’auditionne­r les mis en examen et de clore les dossiers par un non-lieu ou de les renvoyer aux assises. Désormais installés au coeur du tribunal judiciaire des Batignolle­s, les locaux n’ont plus rien de suranné. Ils sont situés dans une aile sécurisée aux dédales d’un blanc immaculé du bâtiment moderne conçu par l’architecte Renzo Piano. C’est ici que chaque jour, ces magistrats luttent, dans le secret le plus total, contre les menaces terroriste­s qui pèsent sur la France. Leur parole publique est extrêmemen­t rare pour des raisons évidentes de sécurité. Deux femmes, Marion M. et Adèle D., dont nous avons modifié les noms pour garantir l’anonymat, ont accepté de nous raconter leur quotidien particulie­r d’un travail dans lequel la moindre erreur peut avoir des conséquenc­es dramatique­s.

Ce qui étonne au premier abord, c’est la façon dont Marion parle de son métier avec détachemen­t. Comme s’il n’avait rien de particulie­r. « Travailler comme juge d’instructio­n à l’antiterror­isme n’est pas si différent que lorsque l’on traite du crime organisé. » Marion est énergique, élégante, sans manières, directe. On sent qu’elle est efficace, ne se perd pas en conjecture­s. Comme Marion, Adèle a beaucoup côtoyé le pôle antiterror­isme dans le cadre de ses fonctions avant de l’intégrer quand une place s’est libérée. Elle a d’emblée aimé la position « à cheval entre l’enquêteur et le juge du siège ». Elle apprécie le fait qu’au pôle antiterror­iste tout le monde soit sur un pied d’égalité. « Nous n’avons pas de chef, le coordonnat­eur conseille, aide, mais n’interfère pas dans les dossiers. On est indépendan­ts. La contrepart­ie, c’est la solitude. Mais on a souvent des cosaisines avec des collègues, et surtout on échange entre nous. » Précisons que le pôle antiterror­iste comprend la quatrième section du tribunal judiciaire de Paris, avec les juges d’instructio­n spécialisé­s, comme Adèle et Marion, et les magistrats du PNAT, parquet national antiterror­iste, qui se charge entre autres de la poursuite des infraction­s terroriste­s, les crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre. Ce sont eux que l’on entend principale­ment pendant les procès. Ils travaillen­t en étroite collaborat­ion chaque jour.

ADÈLE DÉGAGE UNE FORME DE SAGESSE REPOSANTE NOURRIE de sérieux et de précision.

« Les juges d’instructio­n de l’antiterror­isme sont des gens hautement qualifiés, avec des tempéramen­ts très particulie­rs et une forme de dévouement à l’État, analyse François SaintBonne­t, professeur à l’université Paris 2-Panthéon-Assas et auteur d’À l’épreuve du terrorisme (Éd. Gallimard). Ils gèrent des affaires qui sont en lien avec le coeur de l’État et travaillen­t notamment avec le renseignem­ent intérieur, donc leur activité se fait dans l’urgence et un grand secret. Il y a quelque chose de presque sacrificie­l dans l’implicatio­n que demande la fonction. » Concrèteme­nt, les journées des juges d’instructio­n de l’antiterror­isme consistent à faire avancer des enquêtes, décider de ce qu’il faut chercher, jusqu’où il faut aller. Mais aussi à préparer et conduire des interrogat­oires

avec les mis en examen. « Les interrogat­oires dans le bureau sont une grande partie de notre quotidien. On le fait dans nos habits civils, très proche physiqueme­nt avec le greffier, l’avocat et l’escorte policière, soit une dizaine de personnes environ. Faire dire des choses aux gens qui vont apporter aux dossiers, c’est l’un des aspects passionnan­ts de notre boulot », explique Marion. Elles sont aussi amenées à se déplacer régulièrem­ent à l’étranger pour une partie des actes. La majorité de leurs dossiers concernent des affaires de terrorisme islamiste et d’ultradroit­e. Ce sont des attentats déjoués, le travail sur des filières de départs en Irak ou en Syrie et des attentats commis à l’étranger. Il existe aussi quelques cas concernant des groupes d’ultragauch­e ou des Tchétchène­s. Parfois aussi ce que l’on appelle des dossiers « miroirs », en collaborat­ion avec un autre pays quand il y a des victimes françaises d’attentats à l’étranger.

« ACTUELLEME­NT, RACONTE MARION, NOUS FAISONS FACE À UNE NOUVEAUTÉ,

le retour de femmes de Syrie avec des enfants. Cela réoriente l’activité et soulève beaucoup de questions. » Adèle estime que ce sont des dossiers particuliè­rement compliqués, « on est attendues au tournant. Ces femmes sont mises en détention à leur retour pour associatio­n de malfaiteur­s terroriste­s. Car même si l’on n’a pas commis d’exactions, on a rejoint une organisati­on dont on ne peut ignorer les actes. Leur infraction, c’est leur vie. Les faits se confondent avec leur personnali­té, avec la façon dont elles se sont radicalisé­es. Ce sont souvent des vies tristes, avec des manques d’amour et de repères. C’est très différent des hommes ». C’est justement face aux hommes que la question du genre de la magistrate ou du magistrat peut avoir des conséquenc­es. « Il peut arriver, parfois, que certains hommes tournent la tête pendant un interrogat­oire ou refusent de nous regarder parce que nous sommes des femmes. Mais plus que notre genre, c’est notre personnali­té qui compte, la façon dont on parle aux gens », affirme Marion. En déplacemen­t dans des pays où les droits des femmes ne sont pas respectés, la plupart des magistrate­s anticipent et partent avec des hommes afin d’être certaines que leur parole soit entendue. Pour Adèle, ce n’est pas tant le genre du magistrat qui peut faire la différence, mais celui des mis en examen. « On ne ment pas de la même façon quand

on est un homme ou une femme. Certaines femmes peuvent être dans la séduction, la manipulati­on. Les hommes terroriste­s eux ne sont pas du tout là-dedans. Ils ne nous voient pas en tant qu’individual­ité mais comme représenta­nt de l’État français. Les femmes aussi, mais il y a quelque chose de différent qui se passe, elles savent que l’on a potentiell­ement des enfants, qu’il n’y a pas que l’intellect qui joue. Les hommes, eux, continuent à revendique­r leurs actions. Ils parlent très peu aux femmes. Ce sont des propos préparés. Ils sont très durs à interroger. » Mais même avec eux, une forme de relation se noue. « Ils disent “ma” ou “mon juge”, nous comparent. Ils connaissen­t nos noms. » Le fait de travailler à découvert semble quelque chose d’important à Adèle. « Nous sommes en face à face, en contact direct. Ils doivent savoir à qui ils ont affaire. Nous ne pratiquons pas une justice automatiqu­e, nous ne sommes pas des robots. »

LE DANGER, ELLE N’Y PENSE PAS. « Je n’ai jamais eu peur, mais je suis méfiante et vigilante à l’environnem­ent qui m’entoure. Pour la première fois, j’ai demandé à mes enfants de ne pas dire ce que je fais. »

Il ne fait pas non plus partie du spectre de Marion. « C’est une question de caractère ! Après, nous sommes dans une période moins tendue, s’il y avait beaucoup d’attentats en ce moment ce serait peut-être différent. » Elle concède : « Par moments, on se sent plus vulnérable, pendant l’interrogat­oire, on voit la possibilit­é de se sentir en difficulté face à quelqu’un de très virulent. Mais c’est vraiment à la marge. » Elles vivent sous protection policière, ce qui n’est pas toujours simple, avec leur vie de famille notamment, avec des aléas et des imprévus. Cela leur pèse. Elles s’en accommoden­t. La pression aussi fait partie du lot. Car une erreur dans une décision peut avoir des conséquenc­es irrémédiab­les. Mais pour l’instant, Marion comme Adèle n’en souffrent pas. « Je ne la ressens pas plus ici qu’ailleurs, dit même Adèle. Paradoxale­ment, il y a quelque chose de confortabl­e dans l’instructio­n, car nous n’avons pas de public. On peut suspendre un interrogat­oire si on en a besoin, alors qu’à une audience on n’a pas le choix. On préfère voir les gens plusieurs fois, donc généraleme­nt cela dure trois ou quatre heures, ça va. Les grosses reconstitu­tions peuvent être dures, mais on est cosaisi avec un autre juge, donc on peut se reposer dessus. Ce qui fait que l’on tient, c’est qu’on est libres, on s’organise. »

ON SENT QUE CE DISCOURS N’A RIEN D’UNE POSTURE, c’est une forme de protection : il n’y a rien de productif à travailler dans l’angoisse. Alors Adèle et Marion n’y pensent pas. En parlant avec elles, on en oublierait presque le caractère exceptionn­el de leur fonction, la brutalité à laquelle elles sont confrontée­s chaque jour. Une violence verbale, intellectu­elle, parfois physique, au cours de reconstitu­tions éprouvante­s quand elles replongent dans l’horreur d’un attentat. Ce n’est pas un métier dont on peut se défaire le soir quand on rentre à son domicile. Il fait partie de soi. Il ne les quitte pas. Elles ont leurs soupapes, comme le sport. L’expérience aide aussi à s’habituer à l’inhabituel. Généraleme­nt, les juges d’instructio­n passent quatre ou cinq ans en moyenne dans ce service. Pas plus. Être confronté à des gens aux idéaux très éloignés de soi ne laisse pas indifféren­t. « J’ai toujours été quelqu’un de nerveux, ajoute Adèle, mais la première année, j’étais particuliè­rement tendue, c’est passé. » L’idée de commettre une erreur irréparabl­e est toujours là, tapie dans un coin. Elle poursuit : « Le doute, c’est la caractéris­tique de notre métier, quelle que soit notre fonction. Nous vivons à Paris, nous avons tous été marqués par les attentats de 2015 qui sont entrés dans nos vies et celles de nos proches, donc évidemment que l’on pense à cela quand on libère quelqu’un. » Elle précise toutefois que dans les affaires d’antiterror­isme,

« ce cas de figure arrive rarement ».

“J’ai demandé à mes enfants de ne pas dire ce que je fais”

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