Madame Figaro

Karine Tuil

“On n’intègre pas le pôle antiterror­iste par hasard”

- La Décision,

SON ROMAN, LA DÉCISION, raconte le choix que doit faire une juge antiterror­iste de libérer ou non un homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique. Avant d’écrire, l’auteure a passé beaucoup de temps à se documenter sur la fonction de magistrat.

MADAME FIGARO. – POURQUOI VOUS ÊTES-VOUS INTÉRESSÉE AU TRAVAIL DE JUGE ANTITERROR­ISTE ?

KARINE TUIL. – J’ai été très marquée, comme tous les Français, par les nombreux attentats qui ont ensanglant­é la France… J’avais le sentiment que l’on avait beaucoup d’informatio­ns sur les faits, les auteurs, mais que l’on ne savait rien du travail des juges d’instructio­n. J’avais envie de comprendre comment travaillen­t ces hommes et ces femmes de l’ombre, soumis au secret de l’instructio­n, très investis dans leurs fonctions, et si exposés qu’ils ne sortent pas sans escorte.

COMMENT AVEZ-VOUS ENQUÊTÉ POUR PRÉPARER LE PERSONNAGE D’ALMA REVEL, LA JUGE D’INSTRUCTIO­N ?

Je voulais écrire un grand portrait de femme forte, une femme d’action. J’ai rencontré cinq juges – deux femmes et trois hommes — du pôle d’instructio­n antiterror­iste pendant deux ans, je les ai questionné­s, écoutés, mais je crois que je n’aurais pas été en mesure d’écrire ce livre s’ils n’étaient pas devenus des amis. Ce ne sont pas des gens qui se confient, qui parlent facilement. Ils sont discrets, secrets.

Ce livre n’est pas seulement le fruit d’une enquête mais d’une amitié. J’ai également rencontré les gens aux côtés desquels ils travaillen­t au quotidien : des enquêteurs de la DGSI, des greffiers, des avocats pénalistes.

QUELLE EST L’IMAGE QUE VOUS AVIEZ DE CETTE SPÉCIALITÉ AVANT DE VOUS Y INTÉRESSER ?

J’avais l’image du juge antimafia, seul contre tous, menacé de toutes parts, une sorte de justicier. J’ai découvert de grands profession­nels qui travaillen­t collective­ment, en équipe, qui se concertent et s’épaulent. J’ai surtout été très admirative de leur engagement total, de leur souci constant de rester justes et humains, de ne pas incarcérer à tort, de ne jamais stigmatise­r les individus qu’ils ont en face d’eux. J’ai été confortée dans l’idée que ce sont des êtres de conviction, investis, passionnés – on n’intègre pas le pôle antiterror­iste par hasard –, mais je ne savais pas qu’ils étaient soumis à un tel niveau de violence : par les images atroces qu’ils voient, les interrogat­oires et les échanges parfois haineux, les menaces qu’ils subissent. Ils sont confrontés à la complexité et à la noirceur humaine. Parfois même au mal absolu.

QU’EST-CE QUI VOUS A LE PLUS MARQUÉE DANS VOS ENTRETIENS AVEC DES JUGES ?

Le souci de rendre une décision juste qui n’ait pas de conséquenc­es dramatique­s. Lorsqu’ils prennent la décision de libérer quelqu’un en le plaçant sous contrôle judiciaire, ils savent qu’ils prennent le risque qu’un attentat soit commis. Mais s’ils gardent une personne en prison de manière arbitraire, cette personne peut se suicider ou être détruite. Je voulais conserver cette peur, ce dilemme chez Alma et ses collègues, qui constituen­t le coeur même de leur métier. Par ailleurs, je voulais aussi, dans mon roman, aborder la question de la vie privée : comment peut-on être une juge antiterror­iste absorbée par sa fonction, une mère présente, une femme amoureuse ? Comment parvenir à préserver sa vie privée quand votre quotidien est à ce point accaparé par la menace terroriste – je rappelle que j’ai enquêté en 2019, en pleine instructio­n des attentats les plus meurtriers ?

ESTIMEZ-VOUS QUE LA FONCTION DE JUGE DE L’ANTITERROR­ISME S’INCARNE DIFFÉREMME­NT SELON NOTRE GENRE ?

Non, il n’y a aucune différence selon le genre, hommes et femmes jugent de la même façon. En revanche, je crois qu’il y a une différence en fonction des postes qu’ils ont précédemme­nt occupés. Certains des juges que j’ai rencontrés avaient été juges pour enfants par le passé, si bien qu’ils avaient une certaine expérience et une grande finesse pédagogiqu­e pour interroger, par exemple, de jeunes gens de retour de Syrie.

SELON VOUS, SORT-ON INDEMNE DE PLUSIEURS ANNÉES À TRAVAILLER DANS CE SERVICE ?

Non, c’est impossible. Vous êtes marqué par cette expérience, cette confrontat­ion avec la douleur des familles de victimes qui ont vu leurs vies saccagées, avec la barbarie et la haine, les images de morts qui vous hantent, la violence. Il est difficile de quitter un service où la pression était constante, l’adrénaline, quotidienn­e. Mais, en même temps, je crois aussi que ce retour à une forme de calme est à un moment donné un soulagemen­t. D’ailleurs, on ne peut pas rester plus de dix ans à ce poste.

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de Karine Tuil, Éditions Gallimard (2022).
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Karine Tuil.

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