Colombe Schneck
PARFOIS, JE ME DéCOURAGE, LIRE M’ENNUIE. Cela m’attriste. La lectrice que j’ai été, celle qui se jetait sur n’importe quoi d’écrit avec avidité, est maintenant plus curieuse du nombre de likes. J’attends le miracle, qu’il se passe enfin quelque chose. C’est ce qui m’est arrivé quand j’ai commencé à lire Chef-d’oeuvre, de l’écrivain espagnol Juan Tallón. Pas mon genre de livre, pas une histoire d’amour, pas une histoire intime, pas une histoire de famille, mais une enquête. Celle sur la disparition d’une oeuvre de l’artiste Richard Serra, exposée au Musée Reina Sofía, à Madrid. Une sculpture de trentehuit tonnes d’acier remisée dans un entrepôt, oubliée puis volatilisée. Une histoire vraie qui a fait la une des journaux. Comment ce chefd’oeuvre d’acier a pu filer ? L’auteur savait qu’il avait trouvé une histoire excitante, et moi aussi, suspense et glamour. Mais comment la raconter ? Avec quel point de vue ? Lui comme enquêteur ? Cela lui paraissait limité. Pour que quelque chose advienne en bien ou en mal, il faut un enchaînement, des milliers de gestes faits ou pas faits. En inventant ou en recréant à travers soixante-dix chapitres, les soixantedix personnages de cet effacement, Juan Tallón nous le démontre, le destin est subtil. De l’archiviste qui lui refuse l’accès au dossier judiciaire au chauffeur de taxi, bavard à l’aller, taiseux au retour, chacun apporte un détail juste. Les portraits se superposent, entraînés par une langue vive, traduite avec les mêmes qualités par l’écrivaine Anne Plantagenet. J’avais envie de les suivre, mais, contrairement à un roman policier, le nom de l’assassin ne m’obsédait pas, ce qui m’intéressait, c’était le fonctionnement d’un monde. Il suffit de la lire, la vie m’intéresse à nouveau. ●