L’EAU à l’état pur
VOICI UN VERRE D’EAU,
JE LE PRENDS, JE L’OBSERVE ET M’APPRÊTE
À LE BOIRE – que puis-je y percevoir ? De prime abord, un néant de données. L’eau n’a pas de couleur en dehors du milieu qui l’entoure : transparente, elle ne se montre jamais en tant que telle, mais toujours via des ondes étrangères, celles des teintes qui l’infiltrent. À cette défection visuelle répond une désertion de sens. Je la hume et, encore une fois, son odeur semble neutre, annulée par son indifférence. Je la goûte, et mon impression première se confirme : sa saveur est un calque, un grand vide d’effets. Cette nudité intrinsèque de l’eau est la marque de sa liquidité. Mais regardons-y de plus près : si l’eau paraît si pauvre, si absente d’elle-même, c’est qu’y naissent des images. À vrai dire, on croirait qu’une fenêtre a fondu au-dedans de mon verre, où coule dénaturée la miniature des choses. Ici la trace diluée d’une tache de vaisselle, là un zoom sur mes doigts, ailleurs des fragments du jour : un morceau de fenêtre, un petit pan de mur et encore des reflets – qui tous surgissent troublés, semblables à des vapeurs. Il suffit que je bouge mon gobelet pour que ces visions se dispersent telles les dispositions d’un kaléidoscope. L’eau serait-elle un miroir où vient baver le monde ? J’en doute. Car, plus fondamentalement, l’eau n’est jamais elle-même : elle n’est rien, son être est le devenir pur. Par principe mouvante, toujours altérée, elle simule les larmes et l’océan, elle absorbe, réfléchit, épouse toutes les formes et n’en conserve aucune. Elle monte et elle descend, elle plagie l’univers. Elle s’écoule, dit-on, et ce flux ne se divise pas. Paradoxe : l’eau est une pluralité qui n’est pas dénombrable. C’est l’image même d’une multiplicité d’où suinte l’unité. Nietzsche, à propos de Thalès, a montré qu’on parle toujours d’autre chose – de l’être, du bien, de la vanité, en somme du sens de l’existence – quand on parle de l’eau : n’est-ce pas qu’elle joue « en artiste, figurant des corps humains ou d’animaux, des masques, des plantes, des rochers, des nymphes, des vieillards » ? Bachelard, à sa suite, l’a décrite comme la matière vive de notre imaginaire, tantôt dormante et tantôt folle, induisant ici la grâce et là le désespoir. Contrairement au feu, les eaux de Bachelard ne rejoignent jamais la raison : à l’instar de nos rêves, ce sont des ruisseaux dont les mots sont l’écho, des vagues investies de violence, des invitations à l’amour, au combat, à la pollution autant qu’à la morale, si ce n’est à la mort. Mais voilà à présent que je nage. Sur une plage, disons en Méditerranée. Et l’eau tout à l’heure si fuyante, si indéterminée, me révèle désormais un autre aspect du monde. Un monde où tout, de mon corps aux paysages et même jusqu’au ciel, flotte à égalité. Un monde où rien n’est distinct et rien n’est séparé, dans une paix qui précède le clivage des êtres. Un monde sans objets, dont les touches se répandent dans un même suspens. Cette expérience, strictement inhumaine, dévoile pourtant le sentiment même de notre humanité : la profondeur de la légèreté. ●