Colombe Schneck
CELA FAIT BIENTÔT QUINZE ANS
que je pense à la mère de Didier Eribon, enfant abandonnée et bonne élève rêvant de devenir institutrice. Il a raconté son histoire dans Retour à Reims, publié en 2009 : elle a été empêchée de poursuivre ses études et placée à 14 ans comme bonne dans une famille. Elle me marque d’autant plus intensément que je suis née dans la « bonne famille », celle où j’ai été encouragée à faire des études, à m’accomplir. Didier Eribon revient en fils et en sociologue sur sa vie, sa vieillesse, sa mort, alternant les rythmes, regrets et distances. Elle a été femme de ménage, ouvrière, combattante syndicale (et je dois avouer mon plaisir d’auteure de cette chronique – accueillie avec une grande liberté – de faire l’éloge d’un auteur très à gauche dont j’imagine l’étonnement que l’on parle de lui ici !). Il manifeste sa liberté quand il raconte le racisme de sa mère et s’interroge sur la violence de ses propos. Elle-même humiliée s’attaque non aux responsables de son malheur, mais à ceux qui sont encore plus bas qu’elle. Pourquoi cette méchanceté, se demande son fils, sans trouver de réponse. Elle est aussi une femme amoureuse d’un voisin marié et est morte, peut-être, d’un chagrin d’amour, sept semaines après son admission dans un Ehpad. La vieillesse est un impensé, nous rappelle Didier Eribon, il existe peu d’écrits philosophiques sur le grand âge, les gens âgés sont abandonnés du regard et de la réflexion. Il réussit, reprenant la belle expression de Simone de Beauvoir, à « donner une voix » à ses oubliés. Il le rappelle, la littérature sert avant tout à cela, il nous l’offre avec la juste distance qu’un écrivain doit à ses lecteurs, et la tendre affection qu’un homme doit à sa mère.