Madame Figaro

L’OR DES MOTS

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« LE FIL DIRECTEUR DU NUMÉRO, CE SERA LA LUMIÈRE », m’a-t-on dit. Aussitôt, des citations me sont venues, qui, du fait de mon esprit de contradict­ion, se révélaient parfaiteme­nt inutiles. Peut-on en effet écrire un édito estival, léger, joyeux sur ce mot de La Rochefouca­uld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » ? Ou bien cette phrase de Maria Stepanova dans En mémoire de la mémoire : « Nabokov définit l’existence comme un interstice de pâle lumière entre deux éternités d’une parfaite noirceur » ? J’ai résolu de me rabattre sur le kintsugi, cet art japonais qui veut restaurer les objets brisés non pas en dissimulan­t leurs cassures, mais en soulignant au contraire ces dernières en les passant à l’or 24 carats. Une méthode née, selon la légende, du désir d’un shogun qui avait renvoyé en Chine un bol de porcelaine pour le faire réparer il y a six siècles de cela. Cela fut fait, mais si grossièrem­ent qu’il mit à contributi­on ses propres artisans pour y remédier de façon plus élégante.

Ainsi naquit le kintsugi, devenu depuis partie prenante de l’esthétique du wabi-sabi, qui prône la simplicité et la modestie, ainsi que la célébratio­n du temps qui passe, de l’impermanen­ce et de l’imperfecti­on des choses. Plutôt que d’effacer les fêlures et les signes d’usure, on les transforme et on en tire une beauté qui ne nie pas plus la douleur que les ans. On cesse de faire passer pour neuve une tasse ou une assiette abîmée – illusion d’autant plus mensongère que les produits nécessaire­s à ces réparation­s parfaites sont toxiques –, on travaille sur la cassure, qu’on illumine et transcende. Il me vient ici à l’esprit que je ne procède pas autrement quand j’écris. Je pars du noir – de ce qui est tu, caché, rompu et demeure dans l’ombre –, et au lieu de faire comme si de rien n’était, de me taire et d’afficher le sourire le plus lisse, j’essaie de le mettre en lumière comme d’en tirer de la lumière. Dans mon dernier livre, j’ai décrit la trajectoir­e de mon petit garçon, Paul, 9 ans, autiste sévère qui ne parle pas, doublement condamné au silence car s’il est concevable d’honorer la différence quand elle est productive ou génialemen­t excentriqu­e – ainsi du héros de Rain Man –, il est rare d’évoquer l’autre, celle du handicap qui pèse, gêne et effraie. À bien des égards, la vie avec Paul nous a brisés, mon mari et moi, mais j’ai refusé de demeurer brisée, comme j’ai refusé la fiction d’une réparation si experte qu’elle en deviendrai­t invisible. J’ai tenté, en écrivant sur lui, sur nous, de pratiquer l’art du kintsugi. De passer à l’or des mots, du sens, du beau, d’inguérissa­bles cicatrices.

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