Madame Figaro

À l’école du soupçon

Vertigineu­se partition sur la fabricatio­n d’un coupable, le nouveau roman d’Alice Ferney raconte le drame d’une enseignant­e mise en accusation. Et questionne notre société.

-

AU SEIN DE L’ÉTABLISSEM­ENT ASSOCIATIF L’EMBELLIE, Claire est une enseignant­e appréciée, attentive au bien-être d’élèves particuliè­rement fragiles. Gabriel, nouveau venu, s’épanouit ainsi à son contact. Cependant la mère de l’adolescent s’émeut de cette proximité et la directrice de l’établissem­ent décide de la satisfaire plutôt que défendre son enseignant­e : une machine inexorable se met alors en marche… Dans Deux innocents, où l’innocence d’un enfant et celle d’une femme accusée à tort se répondent, Alice Ferney revisite de façon toute personnell­e le thriller psychologi­que pour s’interroger sur la puissance de nuisance du soupçon et sur le fonctionne­ment des institutio­ns scolaire et judiciaire. Entretien avec l’auteure de La Conversati­on amoureuse, dont la précision et la finesse d’analyse n’ont jamais cessé de nous enchanter.

MADAME FIGARO. – POURQUOI AVOIR FAIT LE CHOIX D’UNE HÉROÏNE À CONTRE-COURANT, UNE FEMME QUI SE VEUT ORDINAIRE ET MÊME DÉMODÉE À CERTAINS ÉGARDS ?

ALICE FERNEY. – Claire, en effet, n’est pas une femme puissante au sens social du terme. Elle n’a aucun pouvoir au sein de l’associatio­n qui l’emploie, et c’est une salariée précaire dont les droits sociaux ne sont même pas respectés. Sa force, c’est sa stabilité matrimonia­le, son amour maternel, sa foi, son coeur, en fait. Et elle va être attaquée au seul endroit où elle est sûre de sa force : dans sa capacité de bienveilla­nce vis-à-vis des autres. Elle est un héros caché, un de ces personnage­s dont on n’attendait pas un courage extraordin­aire ou un geste héroïque, et qui s’en montreront capables… J’ajoute que Deux innocents est inspiré d’une histoire vraie. Il ne s’agissait pas d’imaginer un roman pour dire un moment ou créer une femme modèle, mais de mettre à plat une affaire de soupçon et de souffrance immérités, une affaire qui m’a frappée, comme un écueil, une limite, dans la mesure où nous vivons une époque bien intentionn­ée, soucieuse du respect d’autrui et des victimes.

ICI, L’UNE, ACCUSÉE, EST EN FAIT UNE VICTIME, PRÉCISÉMEN­T…

Oui, et c’est un élément qui a éveillé mon intérêt. Comment une histoire pareille peut-elle arriver ? Que dit-elle des dangers que recèle l’attention, par ailleurs légitime, qu’on porte à l’intégrité des plus vulnérable­s, les femmes, les enfants, les personnes

souffrant d’un handicap ? Je n’ai pas inventé une héroïne, j’ai essayé de la comprendre, de me mettre à sa place, d’imaginer ce qu’elle avait vécu. Ce livre repose tout entier sur un travail et une expérience d’empathie : avec celle qui soupçonne

– la mère –, avec celle qui est soupçonnée à tort – l’enseignant­e.

DEUX INNOCENTS NE S’INTERROGE-T-IL PAS AUSSI SUR LE RÔLE DE L’INSTITUTIO­N SCOLAIRE ?

Bien sûr, l’école comme lieu de vie et de formation est l’un des sujets du roman. En lisant les travaux des psychopéda­gogues, j’ai découvert combien la qualité de la relation et l’affection entre professeur et élèves sont un moteur extraordin­aire pour les apprentiss­ages. Or, en France, l’affection à l’école est un tabou : l’enseignant n’est pas là pour aimer ses élèves, mais pour les instruire. Pour avoir elle-même souffert de cette école, mon héroïne se veut encouragea­nte et chaleureus­e, elle exprime une tendresse qui se trouve renforcée par le fait que ses élèves sont en grande difficulté et ont un besoin accru de marques d’affection. Elle est convaincue des bienfaits de son approche, elle en voit chaque jour les résultats. Sa directrice, au contraire, incarne la ligne officielle, elle ne s’attache pas aux conséquenc­es de ses décisions, seulement aux règles. Claire est donc initialeme­nt une sorte de rebelle impuissant­e, car, en dépit de sa modestie, elle tient sa ligne…

CE LIVRE S’INSCRIT DANS LA LIGNÉE D’UNE TRADITION QUI VOUS EST CHÈRE, CELLE DU ROMAN PSYCHOLOGI­QUE…

Je m’intéresse à ce que les gens vivent au-dedans, les émotions, les pensées et les métamorpho­ses intérieure­s. Au sein de ce trio mère-enseignant­e-directrice qui m’a captivée, les ressorts sont essentiell­ement psychologi­ques. Deux choses m’ont intriguée : comment et pourquoi nourrit-on un soupçon ? Que ressent celui qui se trouve soupçonné et accusé à tort ? Enfant, on nous apprend qu’accuser un camarade est grave, il faudrait ne jamais l’oublier. Accuser salit, blesse, affaiblit. Dans la procédure, l’accusé coupable est paradoxale­ment moins démuni que l’accusé innocent, car ce dernier peine à se représente­r ce qui lui est reproché ou à croire qu’il est pertinent de se défendre. Claire se dit qu’on verra sa bonne foi, qu’il lui suffit d’être elle-même, que la vérité triomphera. Or, la vérité ne triomphe pas toute seule, c’est contre-intuitif et presque désolant. Comment prouver que l’on n’est pas ceci ou cela, qu’un geste avait telle ou telle intention ?

À cet égard, Deux innocents prolonge une réflexion entamée dans mon livre Les Autres : que répondre aux autres qui nous qualifient, qui nous interprète­nt ?

AVIEZ-VOUS AUSSI LE DÉSIR DE VOUS EMPARER D’UN SCHÉMA PROPRE AUX THRILLERS, CELUI DE LA SPIRALE DE L’ERREUR JUDICIAIRE ?

D’une manière générale, je ne me considère pas comme une reine du suspens, au contraire ! Un ami m’avait taquinée à propos de la première phrase de La Conversati­on amoureuse – « Un couple de futurs amants marchait dans la rue » : je disais tout de suite l’essentiel ! Il n’avait pas tort. Je n’aime pas les recettes, cette trame obligée – situation initiale, événement déclencheu­r puis résolution – m’agace.

Pour cette fois, j’ai voulu coller aux événements, je me suis quasiment absentée, m’interdisan­t tout commentair­e ou digression. J’ai serré au plus près le déroulé des choses pour faire du lecteur un témoin. Il voit comment la classe fonctionne, l’esprit dans lequel Claire agit, comment les autres l’interprète­nt ; puis l’enclenchem­ent de l’affaire, ses enjeux, sa mécanique… C’est une forme d’enquête, que le juge d’instructio­n aurait pu mener. Pour la première fois, j’ai écrit au présent, ce qui confère au texte une forme de rectitude et d’immédiatet­é dans laquelle j’ai aimé travailler. Mon écriture s’en trouve simplifiée, et c’est peut-être ce qui donne au lecteur l’impression d’être sur une sorte de toboggan narratif…

S’AGISSAIT-IL ÉGALEMENT POUR VOUS DANS CE LIVRE DE QUESTIONNE­R LA JUSTICE ET LE SYSTÈME JUDICIAIRE ?

Je pense les romans en termes d’histoire et de sujet, soit le fond de significat­ion et les thèmes auxquels nous fait réfléchir ce qui est d’abord une anecdote. C’est ainsi que j’ai été amenée à étudier la procédure judiciaire, l’instructio­n, etc. Pendant deux ans, j’ai lu sur toutes les grandes affaires, de celle d’Outreau à celle du pull-over rouge, en passant par celle de Gabrielle Russier, ainsi que les ouvrages d’avocats pénalistes comme Jean-Yves Moyart ou Hervé Temime, qui parle d’une façon bouleversa­nte de la solitude de l’accusé. Ils ont examiné de très près comment adviennent les gestes les plus funestes, et ils ont, de ce fait, un vrai sens des circonstan­ces atténuante­s. L’habitude de côtoyer une douleur immense leur donne une douceur vis-à-vis de l’être humain que le romancier doit aussi avoir. Je n’écris pas pour juger mes personnage­s, mais pour les comprendre. C’est ce que j’aime dans le roman : qu’on prenne le temps d’appréhende­r, de déchiffrer et d’entendre les expérience­s, les intentions, les sentiments qu’on laisse passer au quotidien, faute de pouvoir s’attarder sur eux. La fameuse « vie éclaircie » dont parle Proust quand il décrit l’art du roman, c’est aussi la vie des autres…

 ?? ?? Alice Ferney.
Alice Ferney.
 ?? ?? Deux innocents, d’Alice Ferney, Éditions Actes Sud, 320 p., 22 €.
Deux innocents, d’Alice Ferney, Éditions Actes Sud, 320 p., 22 €.

Newspapers in French

Newspapers from France