Madame Figaro

Le Nu dans tous ses DÉBATS

À L’ÈRE D’UNE ÉROTISATIO­N DES CORPS SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, LA NUDITÉ DANS SA PLUS SIMPLE EXPRESSION CONTINUE DE CHOQUER. PHILOSOPHE­S ET ARTISTES S’EMPARENT DE CE PARADOXE.

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LA PEAU, LA CHAIR, LES COURBES, LES CREUX, LES FORMES ET LES CONTOURS...

Le corps nu est la surface de toutes les projection­s... et une source éternelle de controvers­es. Dans une lettre adressée à son amie, l’artiste Georgia O’Keeffe, Frida Kahlo écrivait ces mots non dénués d’humour : « Aimez-vous être déshabillé­e par un regard ? » En une phrase, la peintre mexicaine, connue pour son combat pour l’émancipati­on des femmes – et ayant posé maintes fois nue –, résumait un grand questionne­ment sur le rôle du nu dans la société et dans l’art. Est-ce le corps dévêtu qui choque ? Ou le regard gourmand qui se pose sur son innocence ? Depuis quelques années, un paradoxe sociétal plane sur le monde occidental. On observe un bras de fer entre deux tendances opposées : d’une part, un regain de puritanism­e (visant majoritair­ement les femmes) invite à la pudeur et incite à recouvrir toutes les parties du corps considérée­s comme des catalyseur­s potentiels du désir. De l’autre, au nom de la liberté, de la fantaisie et de l’art, triomphent une exaltation et une érotisatio­n du corps féminin.

corps libres et imparfaits

Au dernier Met Gala de New York dédié à Karl Lagerfeld, les corsets et les robes transparen­tes, baptisées naked dress, étaient légion. Kylie Jenner, Gigi Hadid, Ashley Parks ou encore la chanteuse Billie Eilish y dévoilaien­t des versions outrageuse­ment assumées de leur féminité. Au même moment, des milliers d’instagramm­euses dans les quatre coins du monde, dont la chanteuse et mannequin franco-canadienne Charlotte Cardin, tentaient de braver les interdits du réseau social en postant des images artistique­s de seins nus, se faisant censurer dans la foulée.

Réaction immédiate à travers le hashtag #FreeTheNip­ple (Libère le téton), une campagne virale faisant écho au scandale du nipplegate quand la chanteuse Janet Jackson dévoila un sein, par accident, durant le Super Bowl de 2004. Représenté dans l’art, le cinéma, la mode et la publicité, dans sa pureté biblique ou à peine recouvert, le corps reflète à la fois les standards esthétique­s d’une époque et ses éternelles contradict­ions. Selon quels critères la nudité est-elle autorisée ? Quand se dénude-t-on, devant qui ? « C’est à n’y rien comprendre, sauf

à s’apercevoir combien la nudité nous gêne, vermille nos tabous comme le sanglier fouille la terre pour y trouver des vers », écrit la jeune philosophe naturiste Margaux Cassan dans son nouvel ouvrage intitulé Vivre nu (Ed. Grasset). Elle conseille d’ailleurs de se débarrasse­r du bijou et du vêtement, qui marquent l’appartenan­ce culturelle et sociale, et de se concentrer sur le corps nu. Elle raconte aussi que lorsqu’elle fouille dans ses plus beaux souvenirs d’enfance, elle a du mal à les imaginer habillés. Jeune, elle a passé beaucoup de temps avec sa tante et son oncle naturistes, en les admirant « jouer de la musique et vivre nus ». Dans son récit, elle nous conduit donc dans l’univers du naturisme et dresse une cartograph­ie de ce mouvement : des premières communauté­s libres formées par des anarchiste­s au début du XXe siècle aux utopies des années hippie, en passant par le village familial où s’est écoulée son enfance, jusqu’au libertinag­e de l’île du Levant. Selon Margaux Cassan, la nouvelle tendance qui consiste à ne plus laisser les enfants dénudés à la plage n’est pas une précaution qui les protège réellement contre d’éventuels comporteme­nts pervers. Ces derniers sont beaucoup plus engendrés par les regards indiscrets sur les réseaux sociaux. « Notre intimité est constammen­t violée, explique-t-elle. Quand

vous vous mettiez en topless sur une plage il y a trente ans, vous ne risquiez pas d’être capturée par le téléphone d’un inconnu à votre insu, pour ensuite vous retrouver peut-être nue sur une plateforme publique. » Selon la philosophe, l’omniprésen­ce des images mises en scène crée une peur d’éternité – l’image reste – qui dissuade les gens de se dévoiler dans leur nudité.

« Les communauté­s naturistes, au contraire, sont des safe places où la diversité entre les corps, et même entre les genres, est lissée, car il y a une absence de modèles, dit-elle. Ce sont des corps libres et imparfaits qu’on ne voit jamais dans les films, la publicité ou les réseaux sociaux. » Son témoignage interroge aussi sur ce que la nudité dit d’une société obsédée par la question de la chair, mais incapable de montrer la sienne sans la maquiller. La philosophe explique avoir brandi la nudité comme une forme de revendicat­ion quand elle a réalisé que dans le regard des autres, celle-ci représenta­it « une transgress­ion, une source de fantasmes, voire un délit comme l’est la publicatio­n d’un pubis sur les réseaux sociaux ».

Inversion des tendances

Sur ces derniers, le corps fait signe de toutes parts tandis que sa matérialit­é ne cesse de nous glisser entre les mains. On remarque de plus en plus de publicatio­ns d’images qui suggèrent le nu sans le représente­r : des femmes tenant un fruit coupé en deux entre les jambes (la chanteuse Rosalía) ou autre imagerie du même acabit. « Il y a une vraie problémati­que actuelleme­nt autour de la représenta­tion de la nudité. Où que l’on soit, elle est bannie par la conscience morale qui nous vient d’une Amérique très puritaine, explique la sociologue Elsa Godart. Autant le corps nu était banalisé dans les années 1970, autant il est beaucoup plus compliqué de l’exposer de nos jours, alors que la pornograph­ie non sollicitée, non désirée est très présente. » Elle dépeint une « société des masques ». « D’une part, il y a une surexposit­ion de l’intime aux confins de l’exhibition­nisme – on entend les jeunes parler ouvertemen­t de leurs problèmes et questionne­ments dans les podcasts, les réseaux sociaux ou les séries Netflix, poursuit-elle. De l’autre, on voit partout des images qui utilisent le filtre Nude, signifiant nudité, ce qui induit en erreur puisque, paradoxale­ment, il cache les imperfecti­ons ! »

L’inversion des tendances suit parfois une logique incontesta­ble. Les publicités Aubade des années 1990, dans lesquelles le visage était souvent absent, ne seraient plus acceptées aujourd’hui. « Elles faisaient du corps féminin un objet sexuel pour le désir de l’homme », poursuit Elsa Godart. « Il est fondamenta­l de trouver de nouvelles règles pour montrer la nudité, mais il ne faut pas pour autant l’éliminer ! Le problème des interdits moraux excessifs, c’est qu’ils génèrent des réactions perverties de subversion encore plus extrêmes. Ne pas montrer la nudité, comme si elle était devenue honteuse, n’aide en rien les femmes. » Puritanism­e et hypersexua­lisation vont en général de pair. Plus on pose de tabous sur un corps en le couvrant, plus on suggère que derrière celui-ci il y a une intention érotique. Dans la sphère de la mode, le débat n’est pas moins complexe. Célèbre top-modèle britanniqu­e et performeus­e, Bianca O’Brien se souvient de la façon dont la nudité a représenté une obligation à laquelle les mannequins pouvaient difficilem­ent se dérober sans conséquenc­es néfastes pour leur carrière. Lorsqu’elle a commencé très jeune son métier dans les années 1990, la pression était constante. « Aujourd’hui, dit-elle, les femmes sont plus nombreuses derrière les appareils photo, elles peuvent montrer leurs semblables autrement en faisant évoluer le regard que nous portons sur ces dernières. Mais, il y a vingt ans, 80 % des images de mode étaient prises par des hommes. Ils avaient des techniques de manipulati­on très persuasive­s pour dévêtir intégralem­ent leurs modèles. Beaucoup de mannequins se sentaient forcées et faisaient semblant de ne pas le montrer. » À cette époque, Kate Moss, icône de mode libertine, posait nue. « L’argument était le suivant : “Kate est supercool et elle est en phase avec sa nudité. Pourquoi pas toi ?” La top britanniqu­e a fini par admettre qu’elle avait été contrainte et que cela l’avait traumatisé­e », poursuit Bianca O’Brien, qui raconte aussi que c’est seulement des années plus tard qu’elle a enfin accepté de dévoiler sa nudité. « J’ai travaillé avec des photograph­es à la frontière entre l’art et la mode, comme l’extraordin­aire Juergen Teller, qui explore la nudité et ses significat­ions sociales, ou encore Jérôme Sessini, qui a pris des nus de moi si beaux que l’on dirait des tableaux. La nudité est un acte d’abandon de soi merveilleu­x, et m’y confronter m’a aidée à me réconcilie­r avec des parties de mon corps que je n’aimais pas. » Miroir de l’âme, la nudité a été explorée par des maîtres de la photograph­ie comme Man Ray,

Cartier-Bresson, Helmut Newton, Robert Mapplethor­pe, sans oublier, plus récemment, Cindy Sherman et Vanessa Beecroft. Charlotte Rampling, muse insaisissa­ble des photograph­es raconte : « L’image possède une vertu curative parfois, comme une psychanaly­se. L’obscénité n’a qu’accessoire­ment besoin du nu, tandis que la nudité peut n’avoir rien de licencieux », dit celle qui s’est laissé immortalis­er juste vêtue d’un boa de fourrure et d’une culotte rouge par Juergen Teller. Pour certains artistes-photograph­es aujourd’hui, le corps nu est un objet politique en soi à travers lequel faire passer des messages qui éduquent le regard.

un regard hors des clichés

Parmi eux, la jeune et très talentueus­e photograph­e parisienne Marguerite Bornhauser. Elle a récemment réalisé une série de magnifique­s portraits de femmes nues de plus de 40 ans, en s’associant au collectif féministe belge Hanami 40 +, pour offrir un regard hors des clichés. « On ne montre pas assez ce type de nus, parce qu’on en a peur, explique-t-elle. Je trouve qu’on manque de bienveilla­nce sur la beauté d’un corps moins jeune. Souvent, par déficit de fantaisie, on reste bloqué sur des canons dictés par une vision ancienne et idéalisée, alors que les imperfecti­ons apportent du grain et de la sensualité à une image de nu. Comme dans tous mes projets, j’ai mis en place des lumières douces qui apportent une distance et rendent le dépouillem­ent moins cru. » En réalité, la nudité n’est pas moins présente en art aujourd’hui. Elle s’affiche même à la Fondation Cartier à travers l’exposition de Ron Mueck, montrant des sculptures hyperréali­stes de son corps obscènemen­t énorme ou maigre, ou encore avec le travail de Charles Ray sur la statuaire grecque à la Fondation Pinault. « Le nu n’est pas absent. C’est sa nature qui a changé, explique l’historien d’art et commissair­e d’exposition Jean de Loisy, ancien directeur du palais de Tokyo et de l’École des beaux-arts de Paris. La nudité que l’on voit actuelleme­nt en art et dans la société ne nous engage pas dans la complexité du désir. Elle évoque l’immortalit­é des nus grecs ou elle parle d’un nu douloureux, parce que agressé – comme le montre le travail de la plasticien­ne britanniqu­e Tracey Emin. » Selon Jean de Loisy, le nu en art ne renvoie plus à la force d’interactio­n sensuelle entre les êtres. « Ce sont des corps extrêmemen­t réalistes, capturés dans

leur douleur existentie­lle ou revendicat­ive - les nus de Miriam Cahn, par exemple, qui sont exhibés pour dénoncer. » Autrement dit, selon l’historien, nous avons désarmé Vénus. « Quand on regarde le tableau Vénus et Cupidon, de Bronzino, on voit les dieux s’amuser des passions humaines qui sont éveillées par Éros. Aujourd’hui, ces thématique­s ne sont plus abordées en art et on perd quelque chose de la complexité et de la chaleur entre les êtres. »

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4. Pochette de l’album de la chanteuse Rosalía.
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3. La chanteuse et mannequin francocana­dienne Charlotte Cardin. 4. Pochette de l’album de la chanteuse Rosalía. 5. L’actrice américaine Rachel Brosnahan.
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2. La mannequin Kendall Jenner.
1. Free the Nipple, mouvement féministe contre la censure sur Instagram. 2. La mannequin Kendall Jenner.

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