Madame Figaro

4. LE MAGE de Marrakech

CRÉATEUR LE PLUS SECRET DE LA GALAXIE BEAUTÉ, SERGE LUTENS NOUS ACCUEILLE DANS SON PALAIS MAROCAIN. L’OEUVRE D’UNE VIE PROPICE À QUELQUES CONFIDENCE­S.

- Retrouvez l’intégralit­é de cet entretien sur madamefiga­ro.fr

L’HOMME EST UN MYTHE, UN ERMITE. SURTOUT UN ARTISTE. Un créateur polymorphe qui vit à l’écart du monde mais se tient au courant de tout. À 82 ans, Serge Lutens a le visage lisse d’un bonze tibétain qu’illumine souvent un sourire d’enfant malicieux, la prunelle d’onyx et l’élégance d’un dandy proustien. Ce Janus aux deux visages est d’ailleurs un personnage de roman. Même s’il vénère Jean Genet, il y a du Modiano en lui… Une manière de laisser des phrases en suspens, de vivre dans un passé plus ou moins fantasmé, mais on n’est pas non plus très loin du prêtre et du psychanaly­ste, car très vite, ce fan d’astrologie (du signe des Poissons) transperce les âmes et veut vous confesser. Sans oublier l’acteur Lutens, à la mémoire encyclopéd­ique. Quand il raconte ses débuts dans le salon de coiffure chic de Lille et imite les clientes avec son phrasé de tragédien, il se révèle hilarant. Des baraques à frites du Nord aux souks de Marrakech en passant par l’épure nippone, il a réinventé la parfumerie. Et bien d’autres choses encore. Serge Lutens dessine, photograph­ie, écrit de plus en plus. Construit, déconstrui­t. Bâtit un phénoménal Taj Mahal. Et de temps en temps, se livre. Aujourd’hui, le rencontrer est un privilège. Et un cérémonial. C’est accompagné du babil des fontaines et de celui des oiseaux que, pendant deux heures suspendues, le mage de la médina nous a parlé de sa maison, de ses tourments et de ses parfums…

« CETTE MAISON est une prière »

On dirait un palais, mais Serge Lutens l’appelle maison. En 1974, il voulait s’installer à Marrakech sans trouver l’endroit idéal. Un vieux monsieur de la médina l’a pris par le bras, « je sais ce dont tu as besoin », et l’a conduit jusqu’à un tout petit riad. Aujourd’hui, ils sont 30 réunis qui couvrent 1,5 hectare et se divisent en trois parties. Chacune rend hommage à l’histoire du Maroc. Au fil des pièces, on découvre des mosaïques uniques, des étoffes précieuses, des livres rares, des laques japonaises, un laboratoir­e de senteurs, ses collection­s de parfums et de poudriers, des masques, des fibules en argent, des tableaux orientalis­tes et cubistes… Mille et un trésors. La maison vit, respire et expire le parfum du bois de cèdre dont sont faits les plafonds sculptés. Pour tout relier, des respiratio­ns, des couloirs étroits, des patios, des fontaines, des arbres… En travaux depuis cinquante ans, la maison change de visage tous les six mois. Elle a vu défiler plusieurs génération­s d’artisans marocains venus y travailler ou s’y former. Le maître des lieux a laissé aux meilleurs ouvriers du pays le choix d’inscrire sur les murs des versets du Coran ou des poésies arabes. Depuis 2007, la maison est devenue une fondation, qui va

encore s’agrandir de jardins. Quelques rares privilégié­s y ont accès, grâce notamment à un partenaria­t exclusif avec le Royal Mansour. Seules les personnes qui ont le souci du beau peuvent y pénétrer, et les portables restent à l’entrée. Que deviendra la maison après ? « L’histoire s’achèvera avec moi, répond-il. « Cette maison m’aide à ne pas lâcher. Elle est devenue une sorte d’amie. Je la considère comme une prière. Comme un dû. La faute qui se répare. Ma faute qui est celle de ma mère. Car le créateur adulé du monde entier ne guérit pas de son enfance « Je nais en 1942 à Lille, en pleine guerre, fruit d’un adultère. Ma mère est mariée. Mon père biologique ne veut pas me reconnaîtr­e. Son mari non plus. Je vis cette histoire de refus avec elle dans son ventre. L’angoisse de ma mère se diffuse dans mon être. Je nais après trois jours de souffrance­s. Je suis un enfant inexistant, effondré, complèteme­nt annihilé, constammen­t malade. Rien n’a changé. Le petit Serge est toujours là. Dans cette maison, je m’enferme. Je cherche des objets qu’on me signale. Je l’embellis, je veille, je la surveille. Je guette chaque défaut. Elle est une chair. Ma chair. » Un état dépressif qui revient sans cesse. « Une valse à deux temps. J’ai tout essayé. Il y a toujours des périodes de vertige, de chute très sévère, où tout le corps se détraque. Je ne prends pas de médicament­s, car ça ne me réussit pas du tout. Alors, j’attends que ça passe. Ce qui me sauve, c’est la lecture, l’écriture et la maison. »

« J’AI TOUT APPRIS des femmes »

Cérébral, Serge Lutens ? Certes, mais pas que. Il travaille de ses mains depuis l’âge de 14 ans. Et il adore ça. Non seulement il dessine mais il réalise des gravures sur verre sur ses Flacons de Table, des pièces d’art uniques numérotées. Il revient de loin : « Je suis sorti de l’école avec mon certificat d’études et n’avais aucune idée de ce que je voulais faire, à part m’occuper des fleurs ou devenir acteur. Finalement, je suis entré comme apprenti dans un grand salon de coiffure de Lille, car mon père disait “les gens auront toujours des cheveux”. Je prenais les manteaux ou je passais les épingles à un coiffeur sadique. J’ai appris beaucoup de choses dans les vestiaires, notamment l’élégance. Une certaine façon d’ôter son manteau et de me le présenter. Mes premières opinions de parfums sont venues de là. Certains manteaux sentaient le mépris. J’ai découvert les reines cruelles. Je les détestais et les trouvais belles. Elles m’ont beaucoup inspiré. » Et lui donnent la force de monter à Paris, de travailler pour les magazines de mode, de créer la première collection maquillage signée Dior. Pendant treize ans, le génie autodidact­e conçoit les fards, les packagings, les looks… Fait tout dans sa cuisine le dimanche, car trop timide pour venir au laboratoir­e. Puis est arrivée l’aventure Shiseido, où il s’impose comme directeur artistique, metteur en scène, styliste, coiffeur, maquilleur, crée des images iconiques qui sont aujourd’hui au musée. Et lorsqu’il fait son entrée en parfumerie à la fin du siècle dernier, il révolution­ne tout.

« L’HOMME DES BOIS, c’est moi »

Serge Lutens ne vient plus à Paris que pour voir des expos et rencontrer le parfumeur Christophe­r Sheldrake, avec lequel il forme un couple créatif depuis des décennies. « C’est un parfumeur que j’ai choisi, pas un parfum. Christophe­r est très anglais, très réservé, très courtois. Nous faisons des séances de trois jours, plusieurs fois dans l’année. L’inspiratio­n ? Elle se fait avec moi et sans moi. Je sais exactement ce que je veux. Tout a commencé par l’odeur du cèdre dans l’air à Marrakech. Je l’avais emportée dans une petite boîte en passant devant les échoppes de menuiserie. Ce bois coupé, chauffé, avait une odeur tellement sensuelle, tellement douce, une « pâtisserie de bois ». J’ai donc emmené une caravane de parfumeurs aux souks de Marrakech. Rien ne me convenait. L’émotion manquait. Le parfum de Christophe­r me plaisait, mais ce n’était pas ça. Je lui ai demandé d’ajouter des tonnes de bois. Féminité du Bois en contient 60 %. Une folie. Un immense succès, même si au début Shiseido trouvait que ça sentait mauvais. Depuis, on a recensé 81 copies. Trente ans, 50 parfums, une ligne de maquillage d’exception et de senteurs d’intérieur plus tard, Serge Lutens prend toujours la parole. « Pour moi, le parfum, est un mot, voire un cri. Il faut qu’il sorte, sous des aspects très différents. Ce n’est pas le parfum que je cherche. Je ne sais pas ce que je cherche. Je n’ai toujours pas compris. »

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ?? Serge Lutens, dans son riad à Marrakech. Ci-dessous, en 1954, à l’âge de 12 ans.
Serge Lutens, dans son riad à Marrakech. Ci-dessous, en 1954, à l’âge de 12 ans.

Newspapers in French

Newspapers from France