Madame Figaro

“Pour laisser partir sa compagne

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ou son compagnon dans l’espace, Je pense qu’il faut être fort. En ça, Anne a une force de caractère qui dépasse la mienne de très loin, de très très loin. Parce que l’impact de cette activité profession­nelle ne se résume pas à des absences. Être astronaute implique que son noyau familial arrive à fonctionne­r entièremen­t sans nous. Parce que même pendant les deux, trois ans d’entraîneme­nt, on n’est pas là, on n’a pas la main sur notre emploi du temps… Puis, le jour où on est bel et bien là, il faut soudain que tout le noyau familial se mette au diapason, se rende disponible, nous aide au maximum à retrouver notre place. C’est hyperdur familialem­ent, et encore je n’ai pas d’enfant… Le gros risque, c’est que l’autre finisse par se dire qu’on n’est pas si indispensa­ble à sa vie. Je pense d’ailleurs qu’il nous est arrivé à tous de penser que le plus simple serait de sortir le conjoint de l’équation. Il y a évidemment des couples qui explosent. Anne a réussi non seulement à tout faire pour sa carrière, mais aussi tout faire pour préserver notre noyau, garder le lien entre moi, ma famille et mes amis. Honnêtemen­t, j’en aurais été incapable. Sur la photo, on est à Baïkonour, on se dit au revoir à travers la vitre du bus qui m’emmène à la base de lancement, avant ma première mission dans l’espace. On se verra ensuite une dernière fois – même si on ne prononce jamais le mot “dernier” à Baïkonour, les Russes sont très superstiti­eux – et ce sera à travers une autre vitre, quand je serai en scaphandre. C’est beaucoup d’émotions, c’est au milieu de la nuit, on est tous crevés, beaucoup de tension s’est accumulée les jours précédents. On voit que je souris un petit peu ; pour moi, c’est quand même un moment positif, je vais réaliser mon rêve, pour lequel je m’entraîne depuis dix ans. Anne, elle, sourit moins. Évidemment, on pense au pire, que je ne revienne pas ; j’y pense encore plus quand je monte dans la fusée. Cette métaphore de la vitre est symbolique : moi d’un côté, déjà aux mains des médecins, déjà dans mon aventure ; et Anne, restée dans la vie réelle. Pendant mes deux missions, 400 jours en tout, je l’ai appelée absolument tous les jours. Je pense que sur l’ISS, je suis le seul à l’avoir fait. Mes collègues étaient plutôt sur un rythme hebdomadai­re. Et, honnêtemen­t, c’était super compliqué à mettre en place. Je n’avais pas toujours de connexion, et Anne voyageait beaucoup pour les Nations unies ; il fallait qu’elle se trouve un numéro de téléphone local dans le pays où elle arrivait, qu’elle s’achète une carte SIM avec un numéro, qu’elle me l’envoie par e-mail ; et puis on devait trouver un créneau compatible avec nos emplois du temps… Un jour, alors qu’elle était en Éthiopie, elle n’a pas répondu à l’heure dite. J’ai appelé la réception de l’hôtel pour leur demander de vérifier si elle n’était pas au bar, et j’ai insisté en disant que j’appelais depuis l’espace. Le réceptionn­iste ne me croyait simplement pas ! Il m’a d’abord demandé méfiant : “Mais Monsieur, qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?” Anne ne voulait pas que je reparte après la première mission. Je me souviens d’une discussion avec des amis qui disaient : “Mais attends, ce que fait Thomas, c’est trop important, évidemment qu’il faut qu’il parte, pour toute la France, pour tout le monde !” Elle détestait ça, elle disait : “Mais comment ça, évidemment ? Il n’y a pas d’évidence, il n’y a que des choix. ” Quand je suis revenu sur Terre après six mois sur l’ISS, elle m’a effectivem­ent dit, comme je le raconte dans le livre : “Je l’ai fait une fois, et c’est fini. La prochaine fois que tu pars dans l’espace, je ne serai plus là.” Elle était là pour la seconde. Mon livre, je l’ai aussi écrit pour remettre un peu l’église au milieu du village. Les héros ne sont pas toujours là où l’on croit qu’ils sont. »

“ÉvidemmenT, On penSe au piRe, que je ne Revienne paS”

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