.Le Royaume enchanté de Russell Banks
Dans une communauté de shakers, En Floride, la rencontre amoureuse de Harley et de Sadie va mettre le feu aux poudres. Un roman sur l’amour, la foi et la mémoire… le dernier de l’auteur, décédé il y a un an.
Feu Harley Mann,
spéculateur immobilier préretraité installé en Floride, a confié cette histoire à un magnétophone en 1971, des mois durant. Comme le lecteur risque parfois de se demander qui a revu et mis en forme le contenu de ces bandes magnétiques vieilles d’un demi-siècle pour en tirer un récit plus ou moins cohérent, on peut affirmer que c’est moi, Russell Banks, l’auteur désigné de ce livre, qui me suis chargé de ce travail.
Le lecteur se demandera peut-être aussi pourquoi l’éditeur de cet ouvrage a choisi de ne pas contourner l’auteur en question pour transcrire simplement mot à mot, à partir des bandes, le récit d’Harley Mann tel que celui-ci l’a dicté en 1971. Tous ceux qui ont lu les verbatim d’enregistrements de mémos, de conversations, de réunions ou d’appels téléphoniques, voire d’écoutes réalisées par le FBI ou d’autres agences de renseignement, ou encore de discussions entre des individus soupçonnés de crimes ou de terrorisme comprendront qu’il est nécessaire qu’une figure telle que celle de l’auteur s’intercale entre le lecteur et la personne qu’on a enregistrée avec ou sans son accord. Les transcriptions brutes ne font passer ni la voix ni, bien souvent, le sens de ce qui a été dit ou l’intention du locuteur. De plus, le lecteur ne doit pas oublier que lorsque feu Harley Mann a enregistré son histoire, il avait un peu plus de quatre-vingts ans et c’était un vieillard assez excentrique, grognon, impulsif et bavard, qui aimait les digressions et les apartés. Et comme nous tous quand nous parlons longtemps sans nous aider d’un texte écrit, il lui arrivait de se répéter, de se contredire, d’être inexact, grossier, hors sujet et parfois inaudible.
Pour ces raisons, et comme je suis celui qui a découvert ces enregistrements il y a vingt-deux ans dans un carton trempé par la tempête au sous-sol de la bibliothèque municipale de St. Cloud en Floride, l’éditeur a estimé qu’il serait utile que je mette en forme ce contenu, que je le coupe et, si nécessaire, le réécrive, l’annote et le résume. Il se peut qu’on ait aussi eu quelques craintes du côté du droit, c’est pourquoi un conseiller juridique m’a recommandé de changer les noms de certaines personnes encore vivantes.
Voici comment j’ai eu connaissance de l’histoire d’Harley Mann. Au mois d’octobre 1999, quand l’ouragan Irene a traversé la péninsule de Floride avant d’aller dévaster le nord de l’État de New York et la Nouvelle-Angleterre, les lacs du sud et du centre de la Floride ont débordé et une grande partie de la ville de St. Cloud a été inondée. Un mois après la tempête, à la fin d’un week-end de pêche en solitaire sur le lac Tohopekaliga de l’Est, avant de rentrer chez moi à Miami, je me suis arrêté à St. Cloud pour déjeuner au Crabby Bill’s, un restaurant de bord de lac que j’apprécie. Une heure plus tard, alors que j’émergeais de l’obscurité fraîche et climatisée du restaurant pour passer dans la chaleur torride d’un soleil de midi éblouissant, j’ai été frappé de manière inattendue, à l’angle de la 13e Rue et d’Indiana Avenue, par l’aspect d’un bâtiment situé de l’autre côté du parking et entouré d’un bouquet d’arbres où se mélangeaient les chênes de Virginie et les palmettos. Ce bâtiment n’avait rien de spécialement attrayant ou intéressant d’un point de vue architectural, mais il m’a tout de même attiré et je me suis demandé pourquoi je ne l’avais encore jamais remarqué.
Le Royaume enchanté, de Russell Banks, Éditions Actes Sud, 400 p., 23,50 €. Traduit par Pierre Furlan. En librairie le 11 janvier.