Madame Figaro

.Premières Plumes de Charlie Gilmour

Un oiseau tombe du ciel et c’est toute la vie d’un homme qui en est bouleversé­e. Un premier récit percutant et poétique d’un jeune auteur anglais sur la transmissi­on, la filiation et l’amour de l’autre.

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Quelque part dans le sud-est de Londres,

une jeune pie tombe par terre.

Vu d’en bas, il est difficile de savoir d’où elle est tombée exactement. Son nid pourrait être tout en haut des platanes qui bordent cette route érodée par les camions, couffin végétal dissimulé par un voile de feuilles vertes. À moins qu’il ne soit quelque part dans la jungle de hangars plus ou moins désaffecté­s qui pullulent dans le quartier, monticule complexe de brindilles et de boue sur de la tôle ondulée et de l’amiante. Les pies construise­nt leurs maisons tout près des nôtres, visibles mais juste hors de portée. Une cité de pies superposée à la nôtre.

C’est dans un environnem­ent hostile et très humain que cet oiseau qui ne sait pas encore voler a fait une entrée prématurée. Des voitures au capot en accordéon et au pare-brise en morceaux attendent d’être démantelée­s à la casse du coin. Des réfrigérat­eurs abandonnés et des sacs de gravats aussi inamovible­s que des rochers bloquent les trottoirs. Des flaques de pluie printanièr­e scintillen­t de reflets violets à cause des substances pétrochimi­ques et, au-dessus, des nuages de fumée et de vapeur s’élèvent de la cheminée d’une gigantesqu­e usine de traitement des déchets qui incinère à tour de bras. Les poids lourds grondent comme un ciel d’orage et les supporters du Millwall FC font entendre leur clameur. Les seuls animaux que j’ai remarqués dans le coin étaient des pitbulls et des rats – même si un peu plus loin, du côté de la décharge, on trouve des nuées de mouettes et de pigeons, ainsi qu’une flotte de rapaces profilés comme des avions de chasse, employés par l’usine de traitement des déchets pour effarouche­r les autres oiseaux.

L’atelier de Yana, ma compagne, est à deux pas d’ici, dans un entrepôt qui prend l’eau de toutes parts, à côté de la casse. C’est une partie de la ville qui est pleine de surprises et de secrets, mais ils sont rarement mignons et duveteux. Une descente de police dans un hangar voisin dévoile une ferme de cannabis, puis des motos volées la semaine d’après ; un ami ouvre un vieux conteneur oublié et découvre qu’il est plein de jet-skis ; quelqu’un avec qui j’ai un jour partagé une cellule de prison se vantait d’avoir dispersé les membres sciés de sa victime dans les parages. C’est le dernier endroit au monde où je me serais attendu à voir surgir quelque chose d’aussi tendre qu’un jaune d’oeuf, d’aussi frêle qu’un os d’oiseau, tout juste sorti de sa coquille.

La créature se carapate dans le caniveau, tanguant vers le trottoir comme un ivrogne qui titube dans une ruelle. Les pies quittent le foyer beaucoup trop tôt – bien avant de pouvoir voler pour de bon ou assurer leur subsistanc­e. Pendant plusieurs semaines après avoir quitté le nid et s’être remplumées, elles dépendent de leurs parents pour la nourriture, la protection et l’éducation. Mais les parents de cet oiseau ne sont nulle part en vue. Ils ne le nourrissen­t pas, ne le surveillen­t pas, ne le protègent pas ; aucun cri d’alarme n’est poussé quand un grand prédateur alpha approche d’un pas alourdi par des chaussures à coques. Cela ne signifie pas que ses parents ne sont pas dans les parages. Ce n’est peut-être pas un hasard si cet oiseau est tombé du nid. Si les vivres manquaient, un calcul sauvage a pu être effectué, établissan­t que le seul moyen de maintenir la famille en vol était de sacrifier l’avorton. L’oiseau a cessé de bouger à présent.

Premières Plumes, de Charlie Gilmour, Éditions Métailié, 304 p., 22,50 €. Traduit par Anatole Pons-Reumaux. En librairie le 12 janvier.

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