Madame Figaro

.Bleu Bacon de Yannick Haenel

Pour sa nuit au musée, l’auteur est seul, au Centre Pompidou, face aux oeuvres de Francis Bacon. Il vit ces moments comme une illuminati­on, une ivresse, une émotion… Un texte impression­nant sur la création.

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La porte s’est refermée

et j’ai entendu une voix. On m’avait dit que je serais seul. Je rêvais de solitude, mais il y avait quelqu’un. La voix s’est approchée, elle s’est adressée à moi : « Entre au fond du sanctuaire. » Je me suis retourné vers la porte : il était encore temps de ressortir, ceux qui m’avaient conduit ici ne s’étaient peut-être pas éloignés, il suffirait que je les appelle à travers la cloison pour qu’ils me libèrent. En même temps, j’ai souri : pourquoi m’enfuir ? J’avais attendu ce moment depuis des années, je m’étais préparé à passer cette nuit avec les tableaux de Francis Bacon, je n’allais quand même pas renoncer à cette chance sous prétexte qu’une voix me donnait des ordres. Après tout, la phrase « Entre au fond du sanctuaire » n’était pas complèteme­nt absurde : je venais de franchir un seuil, il était donc logique qu’on m’invite à poursuivre mon entrée.

J’étais là, pétrifié, en manteau, avec mon petit sac, comme un voyageur qui ne sait plus s’il est sur le bon quai. La lumière était aveuglante, des néons écrasaient les tableaux qui, tout autour de moi, s’échangeaie­nt leurs reflets. On ne voyait que ça : des reflets de reflets, une flaque de lueurs brisées, une grande flamme opaque et ma silhouette au milieu, coupée, tremblante.

J’avais beau me dire que j’étais dans l’exposition Francis Bacon, il m’était impossible d’en être sûr : les tableaux étaient bel et bien accrochés aux murs, mais on ne les voyait pas.

À leur place scintillai­t une absence brouillée, comme si un troupeau de miroirs s’était donné rendez-vous, multiplian­t une image vide.

La tête me tournait, j’avais chaud, et les yeux commençaie­nt à me brûler. Je redoute plus que tout cette migraine qui se déclenche n’importe où et fait crépiter dans mes yeux des points blancs qui s’enfoncent comme des poignards. L’espace se tordait autour de moi : ça y est, j’avais cette fichue migraine ophtalmiqu­e, j’allais bientôt m’effondrer – il fallait absolument que je m’allonge.

J’ai avancé en titubant vers le couloir central où je savais qu’on avait disposé à mon intention un lit de camp. Sur ma droite, sur ma gauche, les tableaux envoyaient leurs lumières de néon acide, tout se dédoublait, je vacillais. Dans la soirée, on m’avait donné un plan de l’exposition et je l’avais glissé dans la poche de mon manteau en me disant : si tout foire, je pourrai toujours déplier le plan. Le directeur du Musée national d’art moderne avait écrit son numéro de portable dessus : « Au cas où », m’avait-il dit. Au cas où quoi ? Y avait-il une raison d’avoir peur ? J’étais censé affronter quoi au juste : un monstre ? Certes la peinture de Francis Bacon n’est pas apaisante et j’imaginais bien que ma nuit ne serait pas de tout repos, mais de là à imaginer un combat…

Il y avait huit salles, dont la distributi­on composait un labyrinthe à la manière des tombeaux égyptiens ; les chambres donnaient l’une sur l’autre, à chaque fois identiques, et au milieu courait une galerie qui les divisait comme dans un miroir.

Je cherchais à rejoindre cette galerie ; je savais qu’il fallait bientôt tourner à gauche ; j’étais un initié qui évolue après la mort dans le monde intermédia­ire et se récite des versets de purgatoire en attendant d’être jeté au néant ou de retrouver la lumière ; je me disais :

« Prends à gauche puis longe le mur/ Tu trouveras la source, tu recouvrera­s la vue. »

Bleu Bacon, de Yannick Haenel, Éditions Stock, 228 p., 19,50 €. En librairie le 10 janvier.

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