Madame Figaro

“En se formant à l’IA, on apprend sur son propre comporteme­nt”

Professeur­e à la Sorbonne et chercheuse au CNRS, Laurence Devillers, spécialist­e des interactio­ns humain-machine et de l’informatiq­ue émotionnel­le, a fait de la démocratis­ation de l’IA son cheval de bataille.

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MADAME FIGARO. – POURQUOI EST-IL URGENT DE SE FORMER ?

LAURENCE DEVILLERS. – Pour trois raisons : le bien de la création, l’importance de l’éducation et l’inévitable coopératio­n avec les machines. Certes, des métiers disparaîtr­ont par souci d’automatisa­tion ou parce que les systèmes informatiq­ues offriront de meilleures garanties de sécurité. Mais la majorité des profession­s vont surtout utiliser les machines de plus en plus. Les IA générative­s, comme ChatGPT, ne peuvent distinguer le vrai du faux. Mais elles ont une capacité à gérer l’infobésité, la masse de données, que notre cerveau n’a pas. En cela, elles offrent des possibilit­és incroyable­s. D’où l’importance de comprendre ce qu’elles peuvent pour nous.

AVONS-NOUS UNE CULTURE SCIENTIFIQ­UE SUFFISANTE ?

Elle va émerger. Je le vois : partout, on parle de plus en plus de cet enjeu. Mais ce terreau de culture doit venir de nous, scientifiq­ues, qui manipulons l’IA. Sans cela, on va dans le mur. En parallèle, il faut pousser les industriel­s à travailler en open science, de manière transparen­te, et réclamer un certain niveau de régulation.

COMMENT S’APPROPRIER CES OUTILS ?

La première chose à faire serait de sensibilis­er à leurs usages. Avec la Fondation Blaise Pascal pour la médiation en mathématiq­ues (qu’elle préside, NDLR), nous avons enseigné à des élèves de CM1-CM2 du Havre comment les jeux vidéo leur procurent plaisir ou manque. Ils ont tous retenu le rôle de la dopamine ! De la même manière, comprendre les utilisatio­ns de l’IA est accessible à tous. Bien sûr, ensuite il faut soulever le capot. Mais prenez votre voiture : vous connaissez sans doute les éléments essentiels, pas chaque détail. Et cela suffit.

MÊME POUR ANTICIPER L’IMPACT PRÉCIS DE L’IA SUR SON MÉTIER ?

Oui, mais on n’y parvient pas sans expériment­er l’outil. D’où l’intérêt de monter des collectifs, des communauté­s d’entraide et de partage d’expérience. On peut les créer au sein des entreprise­s pour échanger sur les usages et les questions éthiques que soulève l’IA.

Bien sûr, cela demande un effort de curiosité, qui implique de ne pas diaboliser la machine. Les gagnants de demain sont ceux qui auront compris. Nous avons tout à perdre à nous rendre dépendants des machines et, surtout, d’une minorité de personnes capables de les concevoir. À l’inverse, nous avons tout à gagner à nous demander : « Que peut-on automatise­r facilement, et quelles tâches l’IA ne peut-elle pas assumer ? »

ET ALORS, PRÉCISÉMEN­T ?

L’intelligen­ce humaine consiste en des capacités de perception, de raisonneme­nt et d’action. L’IA sait percevoir, et elle commence à agir, par exemple lorsqu’elle produit un texte ou une photo, mais elle ne sait pas raisonner. Un boulevard s’offre donc encore à nous ! Nous créons ces machines. À nous de nous demander comment nous voulons les utiliser. C’est très positif ! À condition, encore une fois, d’obliger les entreprise­s du secteur à travailler en open science pour pouvoir analyser ces robots. Je salue d’ailleurs la récente initiative de Xavier Niel, cofondateu­r du laboratoir­e de recherche sur l’IA Kyutai, qui publiera en transparen­ce les résultats de son travail. De nombreux facteurs montrent que l’IA pourrait basculer, d’un côté comme de l’autre. À nous de la faire pencher du bon, en étant curieux, en s’emparant des formations, selon son niveau.

L’URGENCE À APPRENDRE DÉPASSE LA SEULE ÉVOLUTION DE NOS MÉTIERS ?

Il s’agit d’un réveil citoyen, rien de moins. L’IA porte en elle un bouleverse­ment de la société, de la démocratie, de la connaissan­ce de l’Homme, mais aussi de notre propre connaissan­ce de nous-mêmes. En se formant à l’IA, on apprend sur son propre comporteme­nt, ses biais cognitifs, on découvre ce qu’elle peut nous apporter pour être plus équilibré, plus heureux, pour passer moins de temps sur des choses inintéress­antes ou optimiser certaines tâches. Même si rien ne nous oblige à tout optimiser en permanence ! J’aime et je prône aussi la mélancolie, la poésie. Rien de tout cela n’est incompatib­le. ●

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Laurence Devillers.

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