LA CHRONIQUE DE ● COLOMBE SCHNECK
JE N’AI PAS ALLAITÉ, J’AVAIS PEUR d’avoir mal et, peut-être, de l’intimité, que mon enfant tétant découvre mes secrets, ma solitude. J’avais peur de n’être réduite qu’à un corps sans liberté, devenir une machine à traire. Un roman dont la narratrice allaite de manière quasi continue du début à la fin aurait pu provoquer chez moi ce même refus. Mais dès la première page – « Le bébé que je porte dans mes bras est une sangsue » –, j’ai su qu’il avait été écrit pour moi, pour que je vive ce que j’avais raté, cet amour violent entre deux corps, et ce que j’avais évité, vivre à travers un autre, se perdre, la dépression, vouloir tout détruire. Milk-bar est le premier roman de Szilvia Molnar, elle est née en Hongrie, a vécu en Suède et est aujourd’hui américaine.
Sa langue, un anglais pas si américain, merveilleusement traduite par Héloïse Esquié, renforce le sentiment d’étrangeté, de perte, qu’éprouve une jeune mère qui rentre chez elle avec un nourrisson. Elle se retrouve combattante dans une lutte pour la survie de deux personnes qui s’affrontent. Le bébé, qui dépend entièrement d’elle et suce son énergie vitale, et la mère, qui tente de ne pas y laisser sa peau. Szilvia Molnar, avec la rage d’une survivante, raconte la dépression postnatale, ne cache rien de ce qui se passe, odeur, toucher, dégoût, ennui, amour : « Y a-t-il déjà eu, dans la littérature, une description de ce que ça implique de changer la couche d’un nourrisson ? L’horreur de la trivialité. Je n’ai pas encore trouvé la traduction adéquate de l’expérience, mais je me sens forcée d’essayer. » Il me semble, bien que de nombreuses forces veuillent nous prouver le contraire, que la littérature est là, dans ces détails, cette trivialité. Une femme et son bébé, belle image. Combien de tableaux ? Cela ne suffit pas. L’auteure creuse, le bébé « pousse des cris de déception, sonores et malveillants ». On vous raconte le merveilleux amour, si rarement, à faire face à la solitude et à la brutalité.