Madame Figaro

La lutte des codes

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SIGNIFIER, PAR SES GESTES, SES PROPOS, ses loisirs, ses vêtements, qu’on en est – ou pas. Acquérir les codes, les afficher, les rejeter. La lecture de l’excellente bande dessinée La Distinctio­n, de Tiphaine Rivière (Éd. Le Seuil), inspirée de Pierre Bourdieu, m’a ramenée à cette question dont je me demande si elle ne gouverne pas toutes les histoires du monde, y compris la mienne.

Sur le papier, mes parents appartienn­ent à la bourgeoisi­e française cultivée – mon père a fait Centrale, ma mère officiait au CNRS –, mais leurs diplômes dissimulai­ent que ces surdoués des sciences avaient conservé les usages de la paysanneri­e vietnamien­ne dont ils venaient, parlant fort, mangeant la bouche ouverte et n’aimant pas plus lire qu’aller à l’opéra. Leurs trois enfants ont ironiqueme­nt fait l’école des codes par excellence, Sciences Po Paris, et moi, leur aînée, poussant jusqu’à devenir l’auteure de romans nourris de leur double exil, tous deux ayant quitté leur pays comme leur milieu d’origine. La différence de classe tient moins à l’argent, en définitive, qu’à des détails. Si Chris (Jonathan Rhys-Meyer), le séduisant professeur de tennis de Match Point, de Woody Allen, obtient d’intégrer la haute société britanniqu­e, c’est bien parce qu’il a appris à en adopter les signes distinctif­s – apprécier la truffe, lire Kierkegaar­d, acheter un pull pareil à celui de Tom, son futur beau-frère du beau monde. Ce dernier, privilège de la naissance oblige, a hérité de l’habitus adéquat, ferment constituti­f de cercles fermés qui s’entrouvren­t, toutefois, pour les étrangers possédant un don leur tenant lieu de passeport.

Ainsi de la beauté de Chris ou de celle de Nola (Scarlett Johansson), que Tom présente comme sa fiancée. Mais continuant de vouloir devenir comédienne quand Chris accepte d’entrer dans l’entreprise de son futur beau-père, la prolétaire sexy perd son strapontin. Tom se range auprès d’une femme de son rang et Nola se retrouve vendeuse dans un magasin. Le vrai comédien, au fond, c’est Chris, qui apprend, s’adapte, reprend et se voit récompensé par un changement de classe, avec à la clé un appartemen­t époustoufl­ant et un quotidien dont on a poli les arêtes – moins par la grâce des moyens financiers que celle du « bon goût » afférent ? C’est parfois la seule chose qui reste, en tout cas, pour vous différenci­er et continuer d’en imposer quand l’argent et le pouvoir « changent de mains », pour citer l’aristocrat­ique mère de Laure Murat dans Proust, roman familial : l’étiquette et l’art de vivre, plutôt que la vie pour l’art que choisit Proust. Ou pour le dire autrement : les mots sans le réel, à l’exact opposé du « réel sans les mots » dont parlait Annie

Ernaux pour évoquer ses origines…

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