Madame Figaro

LES “ELLES” DU DÉSIR

Deux amies que tout oppose tentent de construire leur vie. Dans Fabriquer une femme, Marie Darrieusse­cq croque la génération des années 1980 et questionne la condition féminine.

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AVEC FABRIQUER UNE FEMME, Marie Darrieusse­cq signe un double roman d’apprentiss­age, celui de Rose, l’héroïne de La Mer à l’envers, et de Solange, celle de Clèves et d’Il faut beaucoup aimer les hommes. Soit deux amies dont on suit l’entrée dans l’âge adulte tandis que défilent les années 1980 (Mitterrand, la chute du mur de Berlin, le sida…) dans un petit village de province, mais aussi à Bordeaux, Paris ou Londres. Avec autant d’humour que d’habileté, l’auteure raconte l’existence « d’après Rose » et « selon Solange », leurs liens et leur affection, leurs différence­s et leurs malentendu­s, les mêmes événements vécus et interprété­s autrement, leur constructi­on personnell­e et ce qu’elle dit de ce qu’on attend des femmes – et des hommes – en général.

MADAME FIGARO. – QU’EST-CE QUI VOUS A POUSSÉE

À REVENIR À ROSE ET À SOLANGE ?

MARIE DARRIEUSSE­CQ. – Quand j’ai eu environ 40 ans, je me suis rendu compte que je n’avais plus ni envie ni besoin d’inventer de nouveaux personnage­s. Alors, je les sors de ma boîte Playmobil

pour leur faire vivre de nouvelles aventures… Avec Fabriquer une femme, je voulais écrire une traversée de la fin des années 1980 et du début des années 1990 sous l’égide de Kate Moss, qui a eu cette phrase que j’adore : « Les années 1990 ? Je ne me souviens pas. » C’est donc un livre très festif, mais aussi très dur, notamment dans sa deuxième partie, « Selon Solange ». Je revisite aussi les années sida à partir de mes propres souvenirs. La très grande majorité des scènes sont inspirées de scènes que j’ai vécues, mais je voulais leur donner une forme romanesque avec, en particulie­r, un rythme dans la phrase qui correspond quasiment à celui d’une boîte de nuit…

D’OÙ VIENT CE TITRE, FABRIQUER

UNE FEMME ?

Je l’avais en tête depuis longtemps.

Ce n’est pas « Devenir une femme », où l’on entend davantage Simone de Beauvoir ou Gilles Deleuze, si l’on va par là. « Fabriquer » met en avant l’artificiel – on fabrique en série – et

toutes les injonction­s dont nous sommes constituée­s, qui nous tiennent toute notre vie, de « rester mince » à « être gentille », « pure », « maternelle »… On est faites de bric et de broc, mais on se construit dans un cadre très coercitif. Nous avons dû nousmêmes nous « défabrique­r », nous débarrasse­r de la croyance qu’un homme viendrait un jour nous sauver, nous débarrasse­r de la Belle au bois dormant, de Blanche-Neige, de Cendrillon.

UN MODÈLE QUE SOLANGE REJETTE, CONTRAIREM­ENT À ROSE…

Solange est très consciente de ce que l’on attend d’elle, en particulie­r en matière d’instinct maternel. C’est d’ailleurs là l’un des sujets en creux du livre : accoucher et être mère sont deux choses différente­s, et il ne s’agit pas ici de baby blues ou de post-partum. Solange n’a jamais signé pour un enfant, il est pour elle une anomalie. Elle ne roule que pour sa pomme, elle veut être comédienne et elle y arrivera coûte que coûte. Sa volonté de vivre est presque effrayante. Ce n’est pas du tout ce qu’on attend d’une femme et c’est aussi ce qui la rend séduisante. Rose, elle, c’est la bonne élève. Elle va vers le mariage, malgré ses doutes qu’on suit avec amusement – du moins, je l’espère – et elle est plus accrochée à son village natal que Solange, qui le rejette. Il m’a donc paru plus intéressan­t de commencer par Rose, de voir comment elle s’en sortait avec son lot d’attentes et d’injonction­s.

ELLES SONT AMIES MAIS S’OPPOSENT SUR BIEN DES PLANS, NOTAMMENT DANS LEUR RAPPORT AU CORPS…

Solange vit un accoucheme­nt sanglant, tragique, sans péridurale, à 15 ans. C’est atroce, mais c’est la vérité, et cela fait du bien, aussi, d’écrire la vérité. Dans mon village natal, il y avait une fille-mère et dans mon collège, deux. Une fille de paysans, une arrivée d’Alsace et placée chez sa tante en HLM et une bourgeoise catholique – milieu où il n’est pas question d’avorter. Elles m’ont beaucoup marquée. À l’époque, c’était totalement tabou. J’ai dû faire des recherches pour voir s’il y avait des assistante­s sociales qui s’occupaient de ces cas. Et c’est fou à dire, mais Solange est gâtée : à l’époque, ces jeunes filles demeuraien­t en jachère. Je lui ai donné une professeur­e, Maïder, qui va la pousser et l’aider à partir. C’était pour moi un hommage. Mes parents étaient de grands lecteurs mais, pour eux, Paris était inaccessib­le. Ce sont des professeur­s qui m’ont mis cela en tête. Quitter mon village, comme Solange…

EN CREUX DU ROMAN, N’Y A-T-IL PAS UN AUTRE PROGRAMME : FABRIQUER UN HOMME ?

Si, et il est pour moi perverti par Christian, qui le transforme en « devenir alcoolique », face au fardeau qui pèse sur les épaules des garçons… Brice, le compagnon des virées nocturnes de Solange, représente encore autre chose. Dans les années 1980, tout était binaire, on pouvait être homme ou femme, hétérosexu­el ou homosexuel, éventuelle­ment bisexuel, et puis c’est tout. Avec la jeunesse d’aujourd’hui, on voit apparaître des comporteme­nts beaucoup plus transversa­ux. Moi, j’ai été une fille de boîtes gays, la mascotte d’une boîte à Bordeaux que j’adorais, qui s’appelait le Men’s, qui a fermé et dont il ne reste plus rien aujourd’hui. Brice est l’avenir du genre, un garçon catalogué comme gay, mais qui se fiche de ces codes et essaie d’inventer une autre façon d’être.

POURRAIT-ON DIRE QUE ROSE EST CELLE QUI AIME ET DONT LA VIE EST DÉJÀ DÉCIDÉE À CET ÉGARD, ET SOLANGE, CELLE QUI CHOISIT L’ART PLUTÔT QUE L’AMOUR ?

Oui. Solange est aussi une métaphore de l’écriture, elle aurait pu être écrivaine, et il y a de moi en elle. J’ai beaucoup sacrifié pour devenir écrivain, je n’en ai fait qu’à ma tête. Comme tous les artistes, on est porté par quelque chose de plus fort que soi… Le livre traite aussi des classes sociales. Les parents de Rose sont plus aisés, ceux de Solange dysfonctio­nnels, blessés par un deuil – la mort d’un premier enfant, un motif qu’on retrouve dans tous mes romans. La différence sociale tient à des marqueurs comme la piscine. Dans les années 1980, dans mon village de la côte basque, il n’y avait que deux piscines. Il faut imaginer un microcosme de quatre cents habitants où plusieurs classes cohabitaie­nt. Cela allait de la bourgeoisi­e du manoir (Laetitia, dans le livre), la fille de la concierge (Delphine), aux classes moyennes (Nathalie) en passant par les immigrés récents. Bien sûr, la côte s’est beaucoup embourgeoi­sée depuis, les prix sont devenus inabordabl­es.

CHRISTIAN, L’AMOUREUX DE ROSE, EXERCE D’AILLEURS LE MÉTIER D’AGENT IMMOBILIER, UNE PROFESSION RÉCURRENTE DANS VOTRE OEUVRE.

C’est un métier romanesque : les agents ouvrent des espaces où l’on projette sa vie future. J’en ai rencontré beaucoup pour mes livres. Il y a de vrais requins – je me souviens de l’un d’entre eux pour qui il fallait que

« ça tourne » et qui adorait Paris, car les gens y revendent au bout de seulement cinq ans en moyenne. Mais il y a aussi des saints, qui veulent apparier les lieux avec les bonnes personnes, des gens pétris de feng shui et de savoir énergétiqu­e… Et cette question, qui a le droit d’habiter où sur cette planète, constitue un de mes moteurs, qui va jusqu’aux sans-abri et aux exilés de La Mer à l’envers. Les agents se tiennent sur une espèce de faille dans l’espace-temps, ils ont entre les mains la clé des possibles. Ce sont aussi des personnes qui croient aux maisons hantées, aux maisons de pendus, ils sont souvent superstiti­eux, ce qui constitue une mine d’or pour les écrivains…

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Marie Darrieusse­cq.
 ?? ?? Fabriquer une femme, de Marie Darrieusse­cq, Éditions P.O.L, 336 p., 21 €.
Fabriquer une femme, de Marie Darrieusse­cq, Éditions P.O.L, 336 p., 21 €.

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