Madame Figaro

“OEdipe couche avec sa mère, Oreste tue la sienne !”

La famille dans l’Antiquité ? Historienn­e spécialist­e de la Grèce ancienne et maître de conférence­s à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Aurélie Damet en décrypte les rouages, les écarts, les ruptures.

- « Les Grecques. Destins de femmes en Grèce antique », d’Aurélie Damet, Éditions Tallandier, 288 p., 21,50 €.

MADAME FIGARO. – LA FAMILLE COMME ESPACE DE SÉCURITÉ EST AU XXIE SIÈCLE DE PLUS EN PLUS QUESTIONNÉ­E. LA MYTHOLOGIE GRECQUE QUE VOUS ÉTUDIEZ DEPUIS DES ANNÉES LA TRAVERSE AUSSI PAR SA VIOLENCE….

AURÉLIE DAMET. – Quand on lit les récits mythologiq­ues, on croise absolument toutes les transgress­ions : Cronos castre son père, Zeus enchaîne son épouse et son père, OEdipe couche avec sa mère, Oreste tue la sienne, Médée assassine ses enfants. Platon pensait qu’il ne fallait pas raconter aux petits enfants les récits d’Hésiode ou d’Homère, car les transgress­ions y sont présentées de manière brute, sans morale. En revanche, pour lui les tragédies ont un vrai effet pédagogiqu­e car les coupables d’horreurs ou de violences familiales y sont punis.

À QUELLES VALEURS EST ASSOCIÉE LA FAMILLE DANS LA SOCIÉTÉ ATHÉNIENNE ?

Dans l’Athènes classique, la famille est pensée comme un espace de solidarité intergénér­ationnelle. La parenté juridique inclut des droits et des devoirs, comme enterrer ses morts, prendre soin des personnes âgées, marier les filles héritières. Il n’y a que très peu de traces des différends dans le noyau parent-enfants : on n’expose pas sur la scène publique les conflits très rapprochés. Quant à la violence quotidienn­e, elle est difficile à appréhende­r sans anachronis­me, car l’éducation des enfants passe par le châtiment corporel, coups de sandales ou coups de fouet, comme à Sparte. L’enfant est vu comme un petit animal sauvage qu’il faut dresser.

ET LES COUPLES SANS ENFANTS ?

Dans ces sociétés grecques, un couple sans enfant est un drame. Pour y remédier, il faut aller voir les dieux à Épidaure ou à Delphes, ou avoir recours à des remèdes dangereux. On maltraite le corps de la femme par des onguents, des pessaires vaginaux, des coctions toxiques. Dans le droit athénien, les femmes ne peuvent qu’avoir des enfants biologique­s, mais un homme sans enfant peut adopter pour se créer une lignée, il peut se « fabriquer » un fils, qui va s’occuper de lui dans sa vieillesse, l’enterrer en bonne et due forme et continuer la lignée. Les enfants sont les garants d’une vieillesse protégée et entretenue.

LES FAMILLES RECOMPOSÉE­S SONT-ELLES FRÉQUENTES ?

Les hommes meurent à la guerre, les femmes en couche, il y a donc beaucoup de remariages. La place des femmes est fragile : elles peuvent se retrouver veuves ou, si leur mari récupère une héritière beaucoup plus intéressan­te à l’intérieur de sa famille, se voir imposer un divorce. Dans le droit athénien, les filles héritières doivent en effet être épousées, pour éviter que le patrimoine sorte de la famille, par leur parent masculin le plus proche, théoriquem­ent l’oncle, qui peut se désister au profit de son fils. Les mariages entre cousins germains sont donc courants.

ET L’INTERDIT DE L’INCESTE PAS APPLIQUÉ ?

L’inceste est un invariant anthropolo­gique, mais qui diffère pourtant d’une société à une autre. Dans la société grecque on peut épouser son oncle, ce qui relève pour nous de l’inceste. En revanche, dans l’Athènes classique, on ne peut pas coucher avec ses parents ou ses frères et soeurs, si on a la même mère en commun. L’inceste des Grecs est pensé sur le plan religieux, c’est une impiété, mais aussi sur le plan corporel et biologique, car le corps de la mère est le lieu de la création d’une identité parentale très forte.

QUID DE LA NOTION D’AMOUR ?

Aristote parle de la « philia », qui est amitié, affection et amour : pour lui, il existe une hiérarchie des liens dans la famille. Ce sont les parents qui aiment le plus leurs enfants, comme une production d’eux-mêmes. Le lien familial est comme du vin dilué avec de l’eau, plus on s’éloigne, moins il y a d’affection. Dans les récits tragiques, quand l’irréparabl­e va être commis, tout est censé s’arrêter grâce aux « scènes de reconnaiss­ance », car le lien du sang doit s’y montrer plus fort que la colère. L’affection se révèle aussi à travers les épitaphes qui traduisent la tristesse et le désarroi des parents qui perdent leurs enfants, comme des enfants qui expriment leur tristesse à la mort de leurs parents. La famille grecque n’est donc pas qu’un lieu de tension mais aussi d’amour.

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