Société
Demain, nos enfants sauront-ils encore écrire ?
Stylo, stylet ou clavier… le choix est-il toujours entre nos mains ? Les outils numériques ont fait leur entrée à l’école et nos petits pourraient rapidement délaisser l’écriture manuscrite au profit de l’écriture dactylographique.
Les enseignants du primaire le constatent : au fil des ans, l’apprentissage de l’écriture pose de plus en plus de problèmes et un nombre grandissant de petits élèves ont du mal à bien tenir leur crayon. «Les jeunes enfants sont moins adroits pour écrire que par le passé, confirme Jean-Luc Velay, chargé de recherche au CNRS au Laboratoire de neurosciences cognitives de Marseille. Aucune étude n’est encore venue l’établir scientifiquement mais le constat est unanime chez les enseignants. » Tracé malhabile, crispation des doigts qui entraîne de la fatigue, mauvaise position du corps… les difficultés des enfants s’expriment de multiples manières. La multiplication des tablettes et des ordinateurs n’y est pas pour rien. Trop d’heures passées devant les écrans, c’est moins de temps consacré aux activités manuelles… et des petits doigts qui s’engourdissent. Sans compter qu’exercer ses mains, ça demande de faire un effort. Un goût qui se perd. Ecrire ? Quelle fatigue ! L’immédiateté des écrans fait paraître le tracé lent et fastidieux. Outre-Manche, plusieurs spécialistes soupçonnent même l’utilisation massive des tablettes d’avoir entraîné le dysfonctionnement du geste graphique. Le problème? L’articulation de l’index se modifie: plus possible de bloquer le crayon avec l’index, il plie dans l’autre sens ! A trop se promener sur les écrans tactiles, le pouce risque également de devenir hyperlaxe. Extrêmement élastique, il bouge dans tous les sens et n’arrive plus à se plier pour tenir un crayon. Au secours !
MÊME L’ÉCOLE S’Y MET
Loin de modérer l’usage des tablettes, l’école l’a adopté en tant qu’outil pédagogique. Certes le numérique n’a pas encore fait son entrée au primaire (seulement en secondaire depuis 2016)… mais c’est pour demain. Dans un rapport publié en mars 2016, l’institut Montaigne milite pour le développement du numérique à l’école et recommande que chaque classe de maternelle accueille huit tablettes numériques. Bonjour le clavier, adieu le papier? On n’en est pas loin. Dans le débat sur l’avenir de l’école, d’aucuns estiment que l’écriture manuscrite a fait son temps. «Il n’est pas impossible que dans quelques années, on abandonne l’écriture manuscrite au profit de l’écriture dactylographique dans les écoles», envisage Jean-Luc Velay. Le hic, c’est que ces deux écritures n’ont rien à voir l’une avec l’autre. «Ecrire manuellement, c’est produire un geste qui correspond au plus près à la forme visuelle de la lettre qu’on doit tracer, observe le spécialiste. Il existe une relation unique entre le geste et la lettre. Chaque mouvement d’écriture est directement lié à une seule lettre. Et le cerveau en garde la trace. Dans l’écriture dactylographique, le lien entre le geste et la forme visuelle est très ténu. Qu’on tape un A ou un Z par exemple, c’est presque le même geste alors que les deux lettres n’ont rien à voir, ni par la forme ni par le fond.» Dans les années 2000, le chercheur a mené une expérience auprès de 80 enfants de maternelle âgés de 3 à 5 ans. Avant que débute l’apprentissage formel de la lecture, les enfants ont été divisés en deux groupes. Le premier groupe a appris l’alphabet en traçant les lettres manuellement, le second groupe en tapant sur les touches d’un clavier.
LE GESTE ET LA LETTRE
Le résultat? A la fin de l’expérience, quand on demande aux enfants d’identifier les lettres qu’ils ont apprises (il s’agit de les reconnaître au milieu d’autres lettres inventées), les enfants qui ont appris l’écriture manuscrite sont meilleurs que les autres. Or un enfant qui sait mieux reconnaître les lettres a franchi une étape importante dans l’apprentissage de la lecture. «On peut donc penser que ces enfants seront de meilleurs lecteurs», conclut le chercheur. Ce qui n’est pas rien quand on sait à quel point la lecture conditionne la réussite scolaire ultérieure. L’expérience a été reproduite en Allemagne et aux Etats-Unis… avec les mêmes conclu-
A trop se promener sur les écrans, le pouce est devenu hyperlaxe et n’arrive plus à se plier pour tenir un crayon
sions. Laurence Vaivre-Douret, neuropsychologue et responsable de l’équipe de recherche Neurodéveloppement et troubles des apprentissages à l’Inserm, va plus loin. «Passer d’une écriture manuscrite à une écriture dactylographique aurait des conséquences même sur l’orthographe, explique-telle. La mémoire n’est pas seulement visuelle, elle est kinesthésique. C’est-àdire qu’il y a une perception consciente de la position et des déplacements du corps en jeu dans le tracé. Un mot est “engrammé” dans la mémoire du geste. L’enfant qui trace manuellement le mot balle, par exemple, va se souvenir qu’il s’écrit avec deux L parce qu’il est monté deux fois. » Aux Etats-Unis, où certains Etats ont carrément supprimé l’apprentissage de l’écriture manuelle au profit de l’écriture au clavier depuis 2013, les conséquences sont encore mal connues. «On s’attendait à avoir des résultats concrets mais on n’a encore rien vu venir, poursuit Jean-Luc Velay. Il semble que passée cette frénésie de l’écriture au clavier, les Américains soient largement revenus en arrière.»
VERS LA DISPARITION DE L’ÉCRITURE ?
Faut-il pour autant jeter les outils numériques avec l’eau du bain? Sûrement pas, estime Jean-Luc Velay. « Ecrire sur des outils numériques, pour des enfants, c’est très attirant. Ça ressemble à ce qu’ils font dans la vie. Et c’est plus facile. Tracer des lettres, pour beaucoup de petits, c’est une affaire compliquée. Avec une touche qui produit automatiquement la bonne forme, bien placée sur la ligne et avec le bon écartement par rapport à ses voisines, la tâche leur serait facilitée. Et on peut imaginer que, libérés de la difficulté que représente pour eux le tracé, ils produiraient plus d’écrit. » Par ailleurs, on peut faire de l’écriture manuelle sur un outil numérique. Quand on parle d’outil numérique, on pense ordinateur et qui dit ordinateur dit clavier… mais n’oublions pas le stylet et la tablette ! « Aujourd’hui, les tablettes sont de mauvaise qualité et les stylets grossiers, remarque le chercheur. Mais si on s’en donne les moyens, on peut apprendre beaucoup plus facilement l’alphabet aux enfants en créant des outils pédagogiques adaptés. La tablette