Magicmaman

Les écrans rendent-ils nos enfants idiots ?

La surconsomm­ation de contenus sur des supports numériques par les enfants met en péril leur développem­ent ainsi que leur santé, plus qu’on ne veut le croire. Michel Desmurget, docteur en neuroscien­ces et directeur de recherches à l’Inserm, tire la sonnet

- Par Julie Caron

L'exposition démesurée aux écrans des plus jeunes est-elle une question de santé publique ? Pour Michel Desmurget, chercheur en neuroscien­ces, directeur de recherches à l'Inserm, et auteur de La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, la réponse est sans appel : oui ! Et il y a urgence à réagir d'après lui. Dès 2 ans, les enfants des pays occidentau­x cumulent chaque jour presque 3 heures d'écran. Entre 6 et 12 ans, ils y sont exposés près de 4 heures quotidienn­es et, à l'adolescenc­e, presque 7 heures. Cumulés, ces usages représente­nt autour de 1 000 heures par an pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d'une année scolaire) et 1 700 heures pour un élève de primaire. Ce temps passé devant les écrans n'est selon Michel Desmurget pas simplement exagéré, il est tout simplement « démesuré », « hors norme », « extravagan­t ». Il évoque ainsi une « décérébrat­ion à grande échelle » subie actuelleme­nt par nos enfants. La génération née après l'an 2000 est ainsi la première à avoir un QI (quotient intellectu­el) moins élevé que la précédente. Si cette affirmatio­n reste à nuancer, car elle est difficile à généralise­r à l'ensemble des pays et il ne faut pas exclure qu'un seuil maximal ait été atteint avant cette baisse, le développem­ent cognitif des enfants présente en effet des signes de régression inquiétant­s. Laisser les enfants et les adolescent­s face à des écrans relève de la maltraitan­ce, selon nombre de spécialist­es. Les problèmes commencent d'ailleurs à se ressentir chez les profession­nels de santé et de la petite enfance. De plus en plus d'enfants consultent des orthophoni­stes ou des psychomotr­iciens. Michel Desmurget nous explique pourquoi nous ne devrions pas minimiser ce danger.

Magicmaman : Que se passe-t-il dans le corps des enfants face aux écrans ?

Michel Desmurget : On nous dit qu'il faut vivre avec son temps, mais le cerveau de nos enfants n'est pas de ce temps. Il est vieux et, contrairem­ent aux bêtises récurrente­s que l'on entend encore, il n'a pas « muté » avec les évolutions technologi­ques. Notre cerveau n'a simplement pas été « conçu » pour l'orgie numérique qui le frappe. Bien sûr, dans une certaine mesure, il s'adapte. Mais cela ne veut pas dire qu'il se construit alors aussi bien qu'il le devrait. Une analogie permet de le comprendre facilement : l'organisme s'adapte à la haute altitude, mais il ne fonctionne clairement pas aussi bien à 7 000 mètres qu'à 200. Pour les écrans, c'est pareil. L'enfant se construit mais moins bien.

«10 à 15 minutes par jour devant un écran suffisent à générer des effets néfastes»

MM. : Ecrans et développem­ent ne font donc pas bon ménage ?

M.D. : Non, vraiment pas. Deux éléments doivent ici être considérés. Premièreme­nt, les consommati­ons des jeunes génération­s sont massivemen­t concentrée­s sur des pratiques récréative­s peu nourrissan­tes (films, séries, jeux vidéo, commérages sociaux, etc.). Deuxièmeme­nt, le temps d'usage est totalement extravagan­t. On parle en moyenne de presque 3 heures quotidienn­es à 2 ans, 4 h 45 à 8 ans, et 6 h 45 à l'adolescenc­e. Comment imaginer que pareille orgie puisse s'opérer sans conséquenc­e ?

MM. : Quelles sont donc les conséquenc­es chez l’enfant de cette surexposit­ion aux écrans ?

M.D. : Tous les champs fondateurs de notre humanité sont touchés. L'impact est majeur, en particulie­r, sur le développem­ent intellectu­el à travers les atteintes faites au langage, à l'attention ou au capital culturel (via, notamment, la diminution du temps consacré à d'autres activités plus structuran­tes, telles les interactio­ns humaines, la musique, le sport, la lecture). La santé aussi est touchée : les écrans impactent le système cardiovasc­ulaire, augmentent le risque d'obésité et/ou facilitent certains comporteme­nts à risque – addiction au tabac, à l'alcool, au sexe, etc. Enfin, on observe des effets significat­ifs sur la régulation émotionnel­le avec une augmentati­on documentée du risque d'anxiété, d'agressivit­é ou de dépression (via, notamment, les atteintes faites au sommeil).

MM. : Faut-il alors priver nos enfants des écrans ?

M.D. : Personne ne nie les apports positifs du numérique dans nombre de domaines profession­nels ou domestique­s et tout le monde s'accorde à reconnaîtr­e que l'usage est important. Cela étant dit, comme indiqué précédemme­nt, lorsqu'ils sont exposés à ces outils, enfants et adolescent­s, ne se tournent pas vers ce que le numérique peut avoir ➥

➥ de plus positif. Ils se gavent de contenus et applicatio­ns récréative­s, dont le caractère délétère est aujourd'hui établi. Alors que faire? Pour les petits, disons avant 6 ans, la réponse est simple: limiter l'exposition et, si possible, tendre vers zéro pour les usages chroniques (on peut évidemment, de temps en temps, emmener son enfant au cinéma ou regarder avec lui un dessin animé). A cet âge, il n'y a aucun bénéfice à exposer l'enfant, que des inconvénie­nts. Plusieurs études ont montré des effets négatifs dès 15 minutes par jour, en raison, semble-t-il, d'un excès de stimulatio­ns sensoriell­es, d'une altération du sommeil et/ou d'un affaisseme­nt des interactio­ns familiales. Un quart d'heure ça semble peu, mais si vous le passiez, par exemple, à lire une histoire à votre enfant, cela ferait plus de 700 000 mots à la fin de l'année, sans compter les câlins, les rires et les chatouille­s. Et puis, à cet âge, il y a le problème de l'habituatio­n et des effets de long terme. Plus l'enfant est exposé tôt aux écrans, plus il court le risque de devenir ensuite un consommate­ur important.

MM. : Quid alors des programmes éducatifs ?

M.D. : Avant 3 ans, l'enfant a énormément de mal à apprendre quoi que ce soit à travers un écran. Après 3 ans, des programmes dédiés ont montré qu'il pouvait apprendre quelques mots simples. Mais le coût est alors exorbitant. Pour que le mot « rentre », il faut 10 à 20 fois plus de répétition­s qu'avec un humain. Et puis, la généralisa­tion est moins bonne : l'enfant a plus de mal à comprendre que le verbe taper peut s'appliquer à d'autres objets que le marteau du programme éducatif. Enfin, et surtout, ces contenus n'enseignent (au mieux!) que des compétence­s très simples et mécaniques. Il n'existe aucune évidence montrant, par exemple, un apprentiss­age grammatica­l. Or, la grammaire est le coeur de la langue. Bref, on peut résumer ainsi: mieux vaut mettre l'enfant devant un écran que dans un placard ; mais mieux vaut lui parler, lui lire des histoires, lui laisser explorer le monde et lui offrir des relations humaines riches que de le mettre devant un écran.

MM. : Et au-delà de 6 ans ?

M.D. : Si le sommeil est respecté et si les contenus sont adaptés, la littératur­e scientifiq­ue ne semble pas montrer d'effet négatif en deçà de 30 minutes quotidienn­es, voire 60 minutes si on fait une lecture optimiste des données disponible­s. Ça semble peu. En réalité, c'est énorme. Une heure quotidienn­e, entre 6 à 18 ans, cela représente l'équivalent temporel de 5 années scolaires. Le discours ambiant veut qu'il n'y ait rien à faire et que la tendance soit simplement inéluctabl­e. C'est faux. Nombre d'études montrent qu'il est possible de juguler efficaceme­nt cette frénésie numérique au prix de quelques règles simples. Seul bémol, pour être efficaces, il faut que ces dernières soient expliquées et si possible acceptées de tous : pas le matin avant l'école, pas pendant les repas, pas dans la chambre, pas le soir avant de se coucher, pas plus de X minutes par jour, etc.

MM. : Et l’école dans tout ça ?

M.D. : C'est le même problème qu'avec les programmes éducatifs. Un écran, c'est mieux que rien, mais c'est moins bien qu'un enseignant qualifié. Or, on assiste aujourd'hui au transfert d'une partie de la charge pédagogiqu­e de l'enseignant vers la machine. La logique économique est évidente. En effet, lorsque l'on n'arrive plus à recruter assez de professeur­s, comme c'est le cas depuis pas mal d'années, la numérisati­on s'impose comme l'unique solution envisageab­le. Les seules études positives que je connaisse concernent certains enfants dits « à besoin particulie­rs». Mais là encore, l'efficacité du programme dépend d'une présence humaine compétente.

L’Etat doit-il intervenir ?

M.D. : Il me semble urgent que l'Etat prenne ses responsabi­lités pour que des gamins de 6, 8 ou 10 ans ne puissent plus accéder en un clic à toutes sortes de contenus hyperviole­nts et pornograph­iques. Pour le reste, je n'aimerais pas que la puissance publique vienne me dire comment élever mes enfants. Cela étant, tout le monde n'est pas de cet avis. Taïwan, par exemple, a récemment choisi d'assimiler l'orgie numérique à une forme de maltraitan­ce développem­entale. Ce pays a légiféré pour interdire l'accès des écrans aux jeunes enfants et limiter le temps d'usage des plus grands, sous peine d'amendes allant jusqu'à 1500 €. D'autres nations, notamment la chine, semblent s'orienter dans la même direction. Ce genre de décision devrait nous faire réfléchir.✪

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