LIGNES D’EAU DOUCE
Le canal des Deux-mers traverse l’occitanie pour finir dans la Méditerranée. Sur ses rives : guinguettes, hôtels-boutiques, ateliers…
Égrenant un chapelet de villes roses – Moissac, Montauban, Toulouse – et de cités au glorieux passé, de Carcassonne à Béziers, le canal des Deux-mers traverse l’occitanie pour finir en apothéose dans le bleu de la Méditerranée. Sur ses rives fleurissent toujours plus de guinguettes, hôtels-boutiques, centres d’art et ateliers d’artisans, qui rythment cette évasion entre eau et nature. PA R Julie Daurel P H OT OS Nicolas Millet
Pierre-paul Riquet avait beau être baron de Bonrepos, il ne chôma guère pour faire exister son « canal royal du Languedoc » – l’actuel canal du Midi. Colbert et Louis XIV mesuraient bien l’intérêt de ce raccourci qui « éviterait aux vaisseaux du Roy transportant les produits du Levant jusqu’à Bordeaux le difficile passage de Gibraltar ». Mais, depuis l’époque romaine, les ingénieurs se cassaient le nez sur l’épineuse question de son alimentation en eau, aucune rivière sur le parcours n’ayant un débit suffisant. Pour contourner la difficulté, Riquet eut l’idée de collecter les eaux des petits ruisseaux de la Montagne noire. Au seuil de Naurouze, point le plus haut (189 mètres) du canal, celles-ci l’alimentent depuis un bassin de partage qui les dispatche,
selon les besoins, vers l’atlantique ou la Méditerranée. La justesse de son idée n’empêcha pas Riquet, heureusement surintendant des gabelles, d’y engloutir fortune personnelle et santé. Ses héritiers mettront quarante ans à rembourser ses dettes, avant de toucher les subsides de son autoroute liquide. Mais quelle merveille d’ingéniosité et quelle beauté ! Imaginez un parcours de 240 kilomètres ombragé par quelque 42 000 platanes bicentenaires (hélas menacés aujourd’hui par le chancre coloré) et rythmé par 64 écluses, 55 aqueducs, 7 ponts-canaux et 126 ponts en dos d’âne. Des ouvrages d’art faits de chêne, de pierre et de brique, magnifiques et destinés à durer. Des innovations techniques comme les 9 écluses de Fonseranes ou le tunnel-canal du Malpas, creusé sous la colline d’ensérune. Des innovations sociales aussi, car Riquet payait bien ses 12 000 ouvriers, parité hommefemme, jours fériés et congés maladie compris. Et un pari insensé tenu en seulement quatorze ans. Voir son ouvrage inscrit par l’unesco au patrimoine mondial l’aurait comblé. Hélas, à 3 kilomètres près, il n’en vit pas l’inauguration en 1681, et encore moins le creusement du canal de Garonne, qu’il avait imaginé, mais qui n’ouvrit à la navigation qu’en 1856, pour être vite concurrencé et dépassé par le chemin de fer. Aujourd’hui, même si la vocation du canal des Deux-mers n’est plus commerciale, le seul canal du Midi représente 30 % du trafic touristique fluvial français. Avis aux marins d’eau douce, la saison 2019 vient de débuter !
D’AMOUR ET D’EAU FRAÎCHE
À Moissac, le canal qui jusque-là escortait la Garonne, s’esquive pour jouer à sautemouton avec le Tarn, qu’il survole par le pont-canal du Cacor. Perle clunisienne sur le chemin de Compostelle, l’abbaye Saint-pierre abrite un cloître exceptionnel de beauté, épargné par les guerres, la Révolution et la voie ferrée – merci Prosper Mérimée ! Moissac fut un port fluvial, d’où les gabarres chargées de farine et de vin du Quercy voguaient vers Bordeaux. Après la grande crue de mars 1930, une partie de la ville fut reconstruite en style Art déco : à l’uvarium, les fans de détox de l’entre-deux-guerres faisaient des cures «uvales» 100% chasselas. Aujourd’hui, ce sont ciselés par les chasselatières et emballés dans du papier de soie que les grains d’or arrivent sur nos tables de fêtes. Des usages qui intéressent la belle abbaye cistercienne de Belleperche, devenue musée des Arts de la table. À Montauban aussi, on aime manger, surtout rue du Greffe, où le fromager Laurent Bassinot participe activement aux apéros de La Cave, le bar à vin voisin. Les becs sucrés visiteront l’excellente pâtisserie Alexandres et goûteront les dragées Pécou aux amandes Avola de Sicile, vedettes des baptêmes montalbanais depuis cinq générations. Du rose dragée au rose brique, il n’y a qu’un pas, qui vous conduira à la spectaculaire place Nationale. Blé, draps, fruits, sabots : ses «couverts » portent le nom des produits qu’on y échangeait. Car Montauban fut une ville de marchands, dont, n’en déplaise à leur discrétion huguenote, les hôtels particuliers laissent entrevoir des escaliers et des galeries de brique magnifiques. Quant au palais épiscopal, qui abrite le musée Ingres, on attend impatiemment sa réouverture ! Le peintre a donné à sa ville natale maints tableaux et dessins, sa palette et son fameux violon d’ex-musicien de l’orchestre du Capitole à Toulouse. Antoine Bourdelle, autre brillant enfant de Montauban, y est représenté avec le fameux Héraklès Archer de nos cahiers d’écoliers. Comme le musée Ingres, le petit musée Calbet de Grisolles aime inviter des créateurs d’aujourd’hui à chahuter ses collections d’arts et traditions populaires. Spécialité du village, le balai est au coeur d’ébouriffants projets artistiques, où JeanMarc Coulom, dernier fabricant en activité, se trouve embarqué. À Caussade aussi, on vit sur la paille. Willy’s Paris, entreprise du patrimoine vivant, a fait dans le chapeau paysan (dès 1796), puis dans le canotier (plébiscité par Maurice Chevalier). Ses modèles intemporels ont fait craquer Audrey Hepburn, agnès b. et Simon Porte Jacquemus.
PAYS DE COCAGNE
À la Belle Époque, la ville rose s’épanouit. Depuis 1681, les gabarres chargées de sel et de blé vont et viennent sur le canal du Midi, et le canal de Garonne simplifie dès 1856 la liaison Atlantique - Méditerranée. Ils convergent au port de l’embouchure, près duquel filatures, mégisseries, teintureries, amidonneries et manufacture de tabac viennent rejoindre les Moulins du Bazacle qui, après sept siècles d’activité meunière, cèdent la place, en 1888, à une usine hydroélectrique. Près du canal du Midi, le monastère des Carmes est devenu Muséum d’histoire naturelle. La halle aux g r a i ns v e nd t oujours des c é r é a l e s , mais possède déjà les qualités acoustiques que le chef d’orchestre Michel Plasson repérera un siècle plus tard. Et Georges Labit, grand voyageur, réunit dans sa maison mauresque l’une des plus belles collections d’art oriental. Détour par le Japon encore chez Les Planeurs, bulle de gastronomie et de poésie, surtout quand le prunier de la cour est en fleurs. Après le pont des Demoiselles, le canal longe les grands sheds du 50cinq, jadis occupés par l’avionneur Latécoère. Ateliers, résidences de créateurs, festivals de street art… ça pétille tous azimuts, avant le calme du Lauragais, pays de cocagne, de pastel, de céréales et de clochers-murs roses. À l’écluse de Négra, la petite chapelle et l’ancienne auberge où les passagers de la barque de Poste passaient la nuit. À Saint-rome, les pavillons mauresque, scandinave ou flamand, où le marquis de la Panouse logeait ses ouvriers dans une mini-exposition universelle. Gardouch, qui a gardé de son passé céréalier ses péniches multicolores et son estanquet à vieux zinc, banquettes en moleskine et réclames Suze ou Dubonnet. Trois chambres occupent le logement de l’éclusier à l’étage. Des allées de platanes majestueux vous mènent à Naurouze, clé de voûte de l’oeuvre de Riquet. Et le parc paysagé est parfait pour pique-niquer !
AUDE À LA JOIE
La lumière change. La brique s’éclipse. Le canal longe des vignes, des cyprès bien rangés. On le quitte pour Montolieu, fief de librairies rares et de Cérès Franco. Née au Brésil, Cérès a étudié l’histoire de l’art à New York avant d’ouvrir sa galerie à Paris, en 1972. Particulièrement intuitive, proche des artistes qu’elle accueille dans son appartement de la rue Quincampoix, elle a réuni au fil des ans une collection remarquable, loin des sentiers battus et de l’art officiel. Dans l’ancienne coopérative viticole de Montolieu, des publics variés viennent admirer les jardins de Grauben do Monte, les vaisseaux volants de Christine Sefolosha, les nus d’abraham Hadad ou de Guillaume Corneille. L’an dernier, Carcassonne vibrait pour sa part au rythme de cercles concentriques jaune fluo. L’artiste Felice Varini les avait tracés dans le plus grand secret et matérialisés sur les murs de la cité médiévale par des rubans d’aluminium peint. Une anamorphose éclatante, intrigante et déstructurée jusqu’à la montée de la porte d’aude, choisie comme point focal de l’oeuvre. Heureuse coïncidence, c’est de ce côté des remparts que la ville réunit plusieurs adresses savoureuses, comme le Bloc G, dont le bar à vin et les chambres bohèmes affichent une déco années 1970 chinée avec soin. La décoratrice Marie Barthe regarde elle aussi beaucoup du côté des années 1950-70 pour sa nouvelle Rétroboutique de la rue Trivalle. Aurélie Sénié, son « Empotée » de voisine, a troqué un diplôme d’ingénieur en énergies renouvelables pour fabriquer de la vaisselle en grès simple, belle, utile. Au Jardin en ville, Michèle Gouzènes, une autre aventurière, jongle entre son agence de communication et ses casseroles : « J’aime le retour qu’on a en cuisine : c’est cash!» Démarré dans une ancienne ferme avec quatre chaises, trois poêles et une cuisinière Ikea, son restaurant de la rue des Framboisiers ne désemplit pas. Et expose, côté galerie, les jeunes talents sélectionnés par son mari, Alban. Plus loin, à Puichéric, c’est l’écluse de l’aiguille qui est devenue la galerie de Joël Barthès, éclusier-artiste. Sa tribu d’automates de bric et de broc se dandine, tire la langue, roule des yeux à chaque bateau qui passe ! Un moment joyeux, poétique, non loin du très touristique hameau du Somail, qu’il faut aller voir. Tout (auberge, écuries, chapelle, glacière) y est resté comme Riquet l’avait imaginé pour la halte nocturne – la «couchée» – de la barque de Poste, qui transportait alors les voyageurs.
HÉRAULT POPULAIRE
Après Argens-minervois, le canal tournicote entre vignes et collines, se fraye un chemin sous des ponts en dos d’âne séculaires, glisse au pied de l’oppidum d’ensérune par le tunnel historique du Malpas. On appelle cette section le Grand Bief, car ce sont 54 kilomètres libres de toute écluse. Le calme avant la tempête de Fonseranes ! Huit bassins et neuf écluses composent cet incroyable escalier d’eau qui permet d’avaler 21 mètres de dénivelé en 45 minutes – et de gagner ses galons de marinier ! Les bassins se vident et se remplissent dans un bouillonnement d’eau. C’est du grand spectacle et, pour son temps, une vraie prouesse technique. Riquet avait vu les choses en grand et sa ville natale le lui rend bien : le site vient d’être réaménagé, doté de nouveaux points de vue, d’une présentation en Scénovision et d’un restaurant avec vue. Plus loin, les environs de l’aqueduc de l’orb, tout en calades, canards et cyprès, dévoilent une autre carte postale : « l’acropole de Béziers », avec sa cathédrale Saint-nazaire et son palais des Évêques. Parce que son vignoble fut épargné par le phylloxéra, la ville fit sa pelote au XIXE siècle. Le quai Port-neuf, d’où les vins languedociens voguaient vers Sète et le vaste monde, n’était alors qu’un alignement de chais. On raconte que deux vendanges suffisaient aux vignerons biterrois pour bâtir toutes sortes de « folies ». La rue Alphonse-mas témoigne de cette époque faste. Comme la place Jean-jaurès, rénovée de frais, où l’on se sent bien entre le bar à vin du Chameau ivre et son voisin, le nouveau café hôtel XIX, aux chambres lumineuses. Son grand frère, l’hôtel In Situ, occupe près des arènes une autre demeure Belle Époque, pour laquelle quelques artistes, comme les Sétois Jean Denant et Hervé Di Rosa, ont créé des oeuvres uniques, à la demande des propriétaires. À Sérignan, le Musée régional d’art contemporain est installé dans une ancienne cave à vin, dont Bruno Peinado, Daniel Buren et le Finlandais Erró ont quelque peu modifié les façades… Figuration narrative, abstraction lyrique ou supports-surfaces : ses collections lui ont été données par les artistes en lien avec ces courants. Le Temps de rien affirme une oeuvre de Richard Baquié. Mais si ! Il faut le prendre… Les cigales chantent, le vent fait bruisser les roselières. Le canal est au pays des poètes – Brassens, Valéry, Trenet – et semble se dilater sous le soleil de Méditerranée. À Marseillan, cité phocéenne, on pose ses valises. C’est la fin du voyage. La pointe des Onglous laisse émerveillé et un peu désemparé devant l’immensité de l’étang de Thau, mer intérieure de 7 500 hectares, coupée au fil des siècles de la grande bleue par un fin cordon littoral de sable et de coquillages. À ce propos, bienvenue au domaine Tarbouriech, nouvelle adresse où une infatigable famille d’ostréiculteurs vous propose lodge cabanier ou suite nacrée, modelages ou gommages riches en collagène et en oligoéléments chipés aux coquillages. Il y a aussi le bar à huîtres (Les Nacres) et le restaurant de cuisine sétoise (La Folie), même si les apéros iodés du St Barth’ face aux eaux bleues de l’étang de Thau sont difficiles à égaler. Dans le village, les huîtres locales ont deux alliés sûrs: les vermouths Noilly Prat Original Dry et Extra Dry. Entre herboristerie, chai des Mistelles et Salle des secrets, on y crée sa propre recette avec le maître de chai Stéphane Senay. Même pour les apprentis sorciers, le Thau de réussite est très élevé…