Après le ressac
Il n’est pas bon qu’un seul parti gouverne. » Le précepte de François Mitterrand a tout juste trente ans. Au printemps 1988, après avoir dissous l’Assemblée nationale dans la foulée de sa réélection, le premier président socialiste de la Ve République avait émis cette sentence incongrue. François Mitterrand avait été exaucé : quelques jours plus tard, le Parti socialiste n’obtenait qu’une majorité relative de sièges au Palais-Bourbon et était contraint de négocier durant cinq ans avec le groupe d’élus centristes l’adoption des textes de loi.
Il n’est pas plus sain qu’un président gouverne seul, sans opposition. C’est pourtant le cas. Entendons-nous bien : à droite, et surtout à gauche, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, le chef de l’Etat collectionne les opposants. Mais il n’a pas d’opposition solide et organisée, incarnant une alternative crédible susceptible de séduire une majorité d’électeurs.
Depuis un an, plusieurs réformes ont esquissé les contours d’un « nouveau monde » macronien peu porté sur la réduction des inégalités. La suppression de l’ISF, celle annoncée de l’exit tax, la baisse de l’aide personnalisée au logement (APL), la diminution drastique du nombre d’emplois aidés ou encore l’actuelle surenchère verbale des ministres qui annoncent leur volonté de sabrer les aides sociales, tous ces choix ont semblé enterrer toute ambition en matière de justice sociale au profit du seul bon plaisir des « premiers de cordée ». L’opinion publique ne s’y trompe pas. Un an après l’avoir élu sous les auspices rassembleurs de l’« en même temps », une nette majorité juge que sa pratique du pouvoir classe désormais Emmanuel Macron à droite. Pourtant, la gauche n’existe toujours pas.
En 1996, comme en 2003 et en 2008, c’est-à-dire douze mois après chacune de ses précédentes défaites à la présidentielle, elle avait déjà relevé la tête, soit sur le front social avec des manifestations massives contre le plan Juppé ou la réforme des retraites du gouvernement Raffarin, soit sur le plan électoral avec un triomphe dans les urnes lors des élections municipales de mars 2008.
En 2018, rien de tel. Il arrive, certes, que la gauche hurle, vitupère ou défile. Mais elle apparaît incapable de fédérer les mécontentements et, surtout, de porter une solution collective concurrente au macronisme. Pis, après avoir essuyé une cuisante défaite à l’automne dernier sur le code du travail, elle s’apprête à en subir une deuxième tout aussi cinglante d’ici à quelques jours. La réforme de la SNCF sera bientôt adoptée. Nul n’en doute. Après avoir été validé par l’Assemblée nationale, le texte sera approuvé par le Sénat puis définitivement entériné par les parlementaires. En annonçant une large reprise de la dette de l’entreprise publique, le gouvernement a ouvert la possibilité aux organisations réformistes de chercher une issue de secours au conflit. La défaite des opposants à la réforme a été sanctionnée par l’échec de l’introuvable « marée populaire » promise pour le 26 mai dernier. Après le ressac, ce fiasco explique les atermoiements de Jean-Luc Mélenchon et de La France insoumise analysés un peu plus loin par notre ami Jacques Julliard.
Mais, au-delà, il interroge sur la stratégie de l’opposition de gauche tout entière, qu’elle soit syndicale ou politique.
Depuis un an, le mouvement social piétine et la gauche politique s’insurge en rond. Si la gauche échoue ainsi dans la rue, comme elle peine à se faire entendre dans le débat public, c’est parce qu’elle commet trois lourdes erreurs. D’abord, elle cède au péché suicidaire de la radicalité. Dans l’opposition, on entend souvent ceux qui tonnent le plus fort. Leurs effets de manches électrisent leurs fidèles, intriguent les foules et impressionnent les modérés. Mais le lyrisme incantatoire des plus radicaux freine la construction d’une majorité alternative, jamais assez pure à leurs yeux. Sa deuxième erreur, c’est de s’être piégée elle-même dans l’impasse de la « convergence des luttes ». Mélanger des combats aussi disparates que ceux des cheminots et des zadistes, des défenseurs des sanspapiers et des pilotes d’Air France, c’est se condamner à inquiéter nombre de citoyens plutôt qu’à rassembler une majorité de Français. C’est aussi s’interdire de bâtir un projet commun fédérateur qui ne saurait se résumer à l’empilement de revendications catégorielles. La troisième faute, enfin, consiste à verser trop fréquemment dans l’hystérisation anti-Macron. Les choix politiques du chef de l’Etat méritent souvent d’être combattus, et Marianne ne s’en prive pas. Mais la démonisation de sa personne et le manichéisme dont il est parfois victime desservent ses opposants sans affaiblir le souverain de l’Elysée. Avec des ennemis pareils, Jupiter n’a pas besoin d’amis. La faillite de ses adversaires lui permet d’assouvir sans mal ses penchants bonapartistes. La stratégie du tout ou rien conduit plus souvent l’opposition à se fracasser dans le mur du rien qu’à espérer s’enivrer un jour des parfums enchanteurs du tout.
LA DéMONISATION DU CHEF DE L’éTAT ET LE MANICHéISME DONT IL EST PARFOIS VICTIME DESSERVENT
SES OPPOSANTS SANS AFFAIBLIR LE SOUVERAIN DE L’éLYSéE.