Un printemps à marée basse
Alors que 57 % des Français se disent aujourd’hui mécontents du chef de l’Etat, ils ne descendent toujours pas en masse dans la rue, comme l’espérait Jean-Luc Mélenchon. En témoigne l’échec de “la marée populaire” promise par le leader des insoumis.
Les Français se disent mécontents d’Emmanuel Macron à 57 %, mais ils n’investissent pas la rue pour autant. En témoigne l’échec de la “marée populaire” promise par Jean-Luc Mélenchon.
Lors des réunions préparatoires, les organisateurs de la journée nationale de mobilisation du 26 mai avaient envisagé de nommer leur événement : « le déferlement ». La participation étant trop incertaine, ils se sont rangés derrière une appellation plus « modeste », se contentant d’annoncer une « marée populaire »… Mais de marée, il n’y eut guère. Certes, le nombre des manifestations était important (190 dans toute la France), mais un peu moins de 100 000 personnes se sont mobilisées selon l’Intérieur pour ce rendez-vous lancé par Attac et la Fondation Copernic, rejointes par une soixantaine de structures, mais dont les leaders étaient La France insoumise et la CGT dans une alliance inédite. Dans ce contexte, c’est évidemment le rassemblement parisien qui a été le plus scruté. D’autant que les observateurs disposaient d’un outil de comparaison : « la fête à Macron », organisée le 5 mai, dans la capitale, par le député insoumis François Ruffin. Or, selon un cabinet de comptage indépendant, Occurrence, 38 900 personnes avaient alors arpenté le pavé parisien alors que, trois semaines plus tard, selon ce même organisme, elles n’étaient que 31 700, démentant du même coup Jean-Luc Mélenchon qui avait promis « une superfête à Macron »… Le gouvernement a donc eu beau jeu de railler l’initiative, Edouard Philippe, le Premier ministre, ne se privant pas de moquer « le petit coefficient » de cette « marée populaire ». Mais le véritable coup de dague est venu du député de La France insoumise François Ruffin. « Ce n’ était pas une marée d’équinoxe, ce n’est pas les grandes eaux que l’on pouvait espérer », a-t-il déploré. Ajoutant : « Je n’ai pas assez de pratique du métier pour réussir à déguiser cela. » Bref, une nouvelle pierre dans le jardin de Mélenchon qui a, de son côté, estimé que « le bilan de “la marée populaire” du 26 mai est fécond. Le mouvement politico-social que génère la lutte des cheminots s’est enraciné. Il a élargi et enrichi son expression ». Et d’affirmer que la « marée » « fera des petits ». A la CGT , certains avouent avoir été « un peu déçus de la participation à Paris, mais il y aura d’autres initiatives collectives auxquelles nous pourrons participer ».
Perte d’influence
Le doute est tout de même permis sur la suite des opérations. Le calendrier de printemps a été marqué – dans un modèle assez proche de la grève perlée imaginée par les syndicats de cheminots – par une litanie de manifestations sans qu’une seule permette de déployer la poussée citoyenne espérée par ces opposants d’Emmanuel Macron. De ces différents rassemblements, on a d’ailleurs surtout retenu l’étonnante faiblesse du cortège pour la défense du service public, le 22 mai, et les violences du 1er mai, quand 1 200 black blocs ont pris en otage le défilé syndical. La situation est d’autant plus paradoxale que 57 % des Français se disent « mécontents » de l’action du chef de l’Etat, soit 2 points de plus qu’en avril, selon un sondage Ifop pour le Journal du dimanche publié le 27 mai. Sans compter que l’actualité demeure mobilisatrice, avec la poursuite du mouvement de grève à la SNCF, ainsi que la crainte d’un coup de rabot généralisé sur les aides sociales, comme l’a laissé entendre Gérald Darmanin. « Il y en a trop », « elles sont parfois contra-
dictoires », a avancé le ministre de l’Action et des Comptes publics, laissant présager des coupes claires lors de la prochaine loi de finances.
Alors pourquoi la marée étaitelle si basse ? Beaucoup pointent l’échec de la grande manifestation des fonctionnaires qui se tenait quatre jours auparavant alors qu’il s’agissait d’une mobilisation pourtant très unitaire. Des membres de la CGT s’étaient d’ailleurs inquiétés de la proximité des deux événements, mais ils n’ont pas été entendus. Docteur en science politique désormais rattaché à Mediapart, Fabien Escalona diagnostique un « épuisement de ce mode de mobilisation qu’est la manifestation ». Elle perd, selon lui, « en attraction et en influence depuis les années 2000 ». Dans les défilés récents, il a vu « la mobilisation de personnes qui se connaissent ». Pour lui, « la difficulté est d’élargir la mobilisation. Ou alors il faut passer par d’autres formes de lutte, comme des actions de blocage de l’économie ».
Quand on l’interroge sur cette difficulté à mobiliser dans un contexte qui semble pourtant porteur, Jean-Marie Pernot, politologue spécialiste des mouvements sociaux, pointe, lui, « des facteurs complexes », mais rappelle avant tout un principe souvent oublié : « La rue n’a jamais été mobilisée par la colère. On descend dans la rue quand on a l’espoir que cela change. » Il cite 1936, 1968 et même 1995. « Il y a une articulation forte entre les mouvements sociaux et le champ des possibles politiques. Or, là, en 2018, personne ne croit à une alternance politique. La France insoumise n’est pas un catalyseur d’espérance pour le moment. On est au stade d’une désillusion politique qui ne se transforme pas en hypothèse de changement. Il y a un fatalisme, on ne voit pas qui ferait autrement », observe-t-il.
Maturation à venir ?
« On a conscience que la situation politique et sociale ne va pas changer en quelques semaines », reconnaît Annick Coupé, secrétaire générale d’Attac France, qui participait comme les autres organisateurs à une réunion bilan lundi 28 mai, deux jours après les manifestations. Associations, partis et syndicats ne sont pas convenus d’une nouvelle action, mais ils ont promis de se retrouver avant l’été. « Il faut arriver à faire des choses ensemble, sinon Emmanuel Macron va continuer à passer partout avec son rouleau compresseur », poursuit-elle.
Alexis Corbière, bras droit de Jean-Luc Mélenchon, prédit un travail de longue haleine. « La lutte sociale, c’est souvent comme cela, note-t-il. D’abord, la mayonnaise ne prend pas, et puis on tourne, on tourne, avec son fouet, et cela s’épaissit… » Hors de question pour le député de Seine-Saint-Denis d’envisager une pause en guettant un moment plus opportun : « On a une responsabilité, une dynamique, une énergie. On doit être un vecteur d’agitation permanente. De quel droit nous arrêterions-nous ? »
Le chercheur Jean-Marie Pernot ne lui donne pas tout à fait tort. « A force d’ évoquer la situation sociale, cela crée une ambiance dans le pays. Les moments sociaux ne sortent jamais de rien. Il y a toujours une maturation », remarque-t-il. Et de s’interroger : « De toute manière, quelle pourrait être la stratégie alternative de Jean-Luc Mélenchon ? »