La Grèce, refuge des opposants à Ergodan
La République hellénique est devenue la terre d’accueil de nombre d’anti-Erdogan, alors que les élections présidentielle et législatives anticipées turques sont prévues le 24 juin.
Entre 5 000 et 10 000 Turcs vivraient actuellement en Grèce, alors que les élections présidentielle et législatives anticipées sont prévues le 24 juin.
La police a débarqué chez nous à 9 heures du soir et a embarqué ma femme sans lui poser une seule question. Elle a été détenue pendant six mois, dans une cellule de 34 m2 avec 33 autres femmes… Quand elle est sortie, elle n’avait plus de muscles. » Ces images hantent encore Mehmet*. Si l’histoire s’est déroulée entre février et août 2017, en Turquie, il la raconte aujourd’hui depuis Athènes. Cet ancien médecin urgentiste de 33 ans réside avec sa femme, Lale*, 33 ans elle aussi, dans la capitale grecque depuis septembre dernier. « Nous n’avons jamais commis un seul crime, mais le régime nous a qualifiés de terroristes », poursuitil. La preuve avancée par les autorités ? La détention d’un compte bancaire dans l’établissement Asia Bank, qui serait lié aux gülenistes…
Depuis la tentative de coup d’Etat perpétrée le 15 juillet 2016 contre lui, Recep Tayyip Erdogan a désigné ses cibles : les membres ou les sympathisants du mouvement islamique et conservateur Gülen, auparavant considéré comme un des soutiens d’Erdogan et de son parti, l’AKP. Le chef de file de cette confrérie islamiste, le prédicateur Fethullah Gülen, aussi appelé Hizmet, est suspecté par le régime d’être le cerveau du putsch avorté. « Quelques jours après, j’ai été déchu de mes fonctions, se souvient Mehmet. Ma femme a échappé à une peine de six années de détention uniquement parce que les prisons étaient pleines. Ils ont dû la remettre en liberté provisoire et nous en avons profité pour fuir le pays. Nous savions que nous ne pourrions plus jamais y vivre librement. »
Des relations tendues
Au lendemain du coup d’Etat manqué, Athènes a été placée dans une position difficile à l’égard d’Ankara. En cause : un hélicoptère de l’armée turque transportant huit militaires. Après avoir envoyé un signal de détresse, il a atterri en Grèce où ses passagers ont demandé l’asile. Si le ministre turc des Affaires étrangères a aus- sitôt exigé leur retour en Turquie, la justice grecque l’a refusé et le service de l’asile a accordé le statut de réfugié politique à deux d’entre eux. Octroi confirmé le 23 mai dernier par le Conseil d’Etat, la plus haute instance administrative du pays. « La Grèce devient un pays qui protège et abrite les putschistes », a alors déclaré le ministre turc des Affaires étrangères. S’ils obtiennent le statut de réfugié, les six autres officiers bénéficieront, selon le droit grec, de la décision du Conseil d’Etat. Et si le gouvernement grec a fait appel de cette décision, la démarche est essentiellement diplomatique et politique.
La tension est encore montée d’un cran en mars dernier. Alors qu’ils patrouillaient à la frontière gréco-turque, deux militaires grecs ont été arrêtés par l’armée turque. Ils auraient franchi de quelques
mètres la ligne séparant les deux pays. « Habituellement, ce genre d’ histoire est réglé rapidement. Là, il y a un jeu politique. Ankara veut un “échange” contre les militaires turcs en Grèce. C’est inconcevable dans les termes d’un Etat de droit », explique Kostis Tsitselikis, professeur de droit à l’université de Macédoine. En faisant appel de la décision des services de l’asile grec, le gouvernement grec a donc choisi d’épuiser la procédure juridique… pour se couvrir lorsqu’il oppose une fin de non-recevoir à Erdogan. Car les autorités grecques craignent aussi que l’exil des Turcs sur son territoire envenime un peu plus leurs relations avec Ankara.
« Entre 1 000 et 2 000 Turcs sont venus s’installer à Thessalonique depuis le 15 juillet 2016 », précise à Marianne Yiannis Boutaris, le maire de la ville. « Erdogan s’est créé des ennemis partout et veut devenir le leader d’un grand parti musulman, poursuit-il. Il veut revoir le traité de Lausanne [qui, signé en 1923, définit les frontières de la Turquie]. Nous ne pouvons pas rectifier les frontières. »
“Vivre avec cette peur”
Expansionnisme, nationalisme et chasse aux opposants : ces trois piliers de la politique d’Erdogan inquiètent les Grecs et les Turcs. Selon des sources informelles, entre 5 000 et 10 000 Turcs vivraient actuellement en Grèce, majoritairement en rupture de ban avec le régime en place à Ankara. La tentative de coup d’Etat et la répression qui s’ensuivit ont entraîné cet exode, et il s’accélère à l’approche des élections présidentielle et législatives du 24 juin. Selon un interprète, « deux ou trois familles turques passent quotidiennement au service de l’asile grec depuis janvier. Elles sont gülenistes. Elles disent être persécutées ». D’après les statistiques de l’office de l’asile grec, s’ils n’étaient qu’une quarantaine à vouloir s’installer en Grèce en 2015, 1 827 Turcs adultes y ont officiellement déposé une demande d’asile en 2017, et 507 depuis le début 2018.
La journaliste Tugba Güven a, elle, déjà obtenu un permis de résidence de trois ans en Grèce. « Nous sommes arrivés à Thessalonique le 1er septembre 2016. Nous avons fait appel à un passeur à Edirne et il nous a fait franchir le fleuve Evros [qui marque la frontière entre les deux pays]. Au total, nous avons payé 15 000 € », racontet-elle. Son histoire et celle de son mari, Cevheri Güven, permettent de comprendre les raisons de
cet exil. Avant le putsch raté, il avait déjà été emprisonné pendant deux mois pour avoir publié à la une de Nokta, le magazine dont il était rédacteur en chef, un photomontage (certes douteux) : Erdogan y faisait un selfie devant des militaires portant le cercueil d’un soldat. « Après le coup d’Etat, le gouvernement a publié une liste de journalistes considérés comme opposants au régime qui devaient être arrêtés. Cevheri en faisait partie, poursuit-elle. J’ai participé au mouvement pour que les femmes puissent porter le voile si elles le souhaitent alors que je ne le porte pas ; j’étais dans le parc Gezi lors des manifestations de 2013 [contre l’implantation d’un projet immobilier soutenu par le gouvernement]. J’ai épousé un Kurde. Et maintenant je suis considérée comme une terroriste ! » Aujourd’hui, elle ne veut « plus retourner, ni même être enterrée dans son pays natal » que toute sa famille a fui. Elle déplore encore l’absence de liberté dans les médias, la censure sur les réseaux sociaux, la multiplication des prisonniers politiques. « Mes amis sont en prison. Nous ne pouvons pas vivre avec cette peur, enchaîne-telle. Notre mission, notre responsabilité de journaliste est d’ être la voix de ceux qui sont bâillonnés. » Pour elle, « les gülenistes sont en train de changer : ils vivent actuellement une révolution ».
« Pendant dix ans, les gülenistes ont été les principaux alliés de l’AKP. Ils étaient extrêmement bien implantés dans l’appareil d’Etat », rappelle Ragip Duran, journaliste pour artigercek.com. Cet homme de gauche a, lui aussi, quitté la Turquie. C’était avant le coup d’Etat. Il est désormais implanté à Thessalonique, la ville de naissance de Mustafa Kemal, le père fondateur de la Turquie moderne. Il justifie : « Il était impossible de faire du journalisme en Turquie. » Et lui qui n’a jamais été un partisan d’Erdogan ajoute que, « pour la plupart des Turcs qui vivent ici, il était impossible d’exercer leur métier en Turquie ».
Une société fragmentée
Les opposants à Erdogan trouvent donc refuge en Grèce, chez leur voisine, ennemie héréditaire, peu à peu, mais certains depuis longtemps, les Kurdes de Turquie en tête, persécutés depuis des décennies. Youssouf Ozdemir est un des activistes qui défend la cause kurde. Il vit en Grèce depuis cinq ans. « Je ne peux plus retourner en Turquie, mon nom a été inscrit sur la liste des personnes à arrêter », précise ce photographe et écrivain. Il a neuf autres frères : aucun ne vit dans la région kurde, ni en Turquie. « Depuis la prise d’Afrin, le nombre de Kurdes qui vivent en Grèce augmente. Mais la plupart ne souhaitent pas rester en Grèce. Pour eux, ce pays est un point de passage avant de rejoindre d’autres pays européens », souligne-t-il.
Ceux qui demeurent installés en Grèce sont-ils en train de fomenter la rébellion ? Certains éléments pourraient le laisser penser. Ainsi, à Athènes comme à Thessalonique, les Turcs récemment arrivés, essentiellement gülenistes, habitent souvent les mêmes quartiers, fréquentent les mêmes cafés, les mêmes parcs et les mêmes écoles de langue. Des observateurs supposent qu’ils perçoivent des aides de l’association de solidarité qui appartient à leur mouvement. Mais, comme le rappelle Ragip Duran, « ils ne sont pas constitués en partis ; ils sont une ONG ». Même les tentatives de s’organiser en association, en Grèce, semblent échouer. Sabahattin Toprak en sait quelque chose. Professeur d’anglais de 40 ans vivant à Thessalonique, il a essayé de créer une association de réfugiés turcs. Il a vite renoncé. « Même ici, mes amis subissaient une pression », affirme-t-il, sans vouloir détailler. Entre eux, ils parlent d’ailleurs rarement politique. Tous craignent le MIT, le puissant service secret turc. Quant à Youssouf Ozdemir, le représentant des Kurdes, il précise : « Nous n’avons aucune discussion avec les gülenistes. » Bref, il semble que les Turcs aient importé avec eux en terre hellène la fragmentation de leur société.
Pendant ce temps, Recep Tayyip Erdogan flatte le nationalisme turc pour se faire réélire dans un pays où l’opposition est sans cesse plus cadenassée ou en exil. Et divisée. * Les prénoms ont été changés à la demande des interlocuteurs.