C’EST DIT
Touche pas à mon pote le sultan !
Si, par hypothèse funeste, des fans de Poutine s’attaquaient à un kiosque à journaux sous prétexte d’un titre critique à son égard, on friserait la crise diplomatique. On y verrait une nouvelle preuve de l’ingérence russe mise en scène par certains avec un luxe de détails. Il y aurait de l’expulsion de diplomates dans l’air et des déclarations fracassantes dans la presse.
Quand des janissaires d’Erdogan somment un marchand de journaux de retirer la couverture du Point dénonçant (avec raison) un « dictateur » nommé Erdogan, le ton n’est pas le même. Certes, des voix autorisées ont dénoncé le coup de force contre la liberté de la presse. C’était bien le moins. Mais rien de plus. A la différence de la Russie, la Turquie a droit d’office à un régime de faveur et à une compréhension interdite à d’autres. Son président peut se permettre des attaques à répétition contre la démocratie sans (trop) altérer son image internationale, et sans conduire ses alliés déclarés à taper du poing sur la table. Erdogan serait-il intouchable ?
Dans la perspective des élections du 24 juin, le sultan se prend pour Aladin sur son tapis volant. Il se permet des incartades que nul autre chef d’Etat ne pourrait assumer sans bronca généralisée. Il continue de parler aux dirigeants européens avec morgue et condescendance. A l’occasion, il n’hésite pas à évoquer l’éventuelle adhésion de son pays à l’Union européenne, comme si sa Turquie pouvait se réclamer des valeurs officiellement défendues par Bruxelles (même si, dans la réalité, c’est une autre paire de manches).
Ainsi faudrait-il passer par profits et pertes la répression enclenchée par le régime islamo-conservateur en place à Ankara, sous prétexte de répondre à un prétendu coup d’Etat tombé à pic. Rappelons-en le bilan : 100 000 fonctionnaires limogés, dont 30 000 enseignants ; plusieurs dizaines d’officiers et 7 600 soldats suspendus ; des journalistes embastillés à la chaîne ; l’arbitraire érigé en loi suprême ; le Parlement aux ordres ; le monde judiciaire placé en résidence surveillée. Qui dit mieux ?
Telle est la réalité d’un pays qui se situe à cinq heures de vol de Paris. Au passage, on rappellera que la Turquie est toujours membre de l’Otan, bras armé d’une Alliance atlantique où les représentants de Recep Erdogan siègent en toute quiétude pour défendre « l’Occident » contre un ennemi ayant disparu des radars depuis 1989, année de la chute du mur de Berlin.
Ce statut très particulier fait la force d’Erdogan, le dictateur auquel nul n’ose s’attaquer. C’est ce qui lui a permis de négocier avec l’Europe un accord de la honte pour bloquer l’immigration découlant de la situation calamiteuse au ProcheOrient, où la Turquie prétend lutter contre un « terrorisme » islamiste qu’elle encourage en sous-main avec la promotion d’un intégrisme religieux pur et dur. Au nom de la même stratégie, Erdogan entend régler la question kurde au lanceflammes, dans une indifférence qui frise la non-assistance à peuple en danger.
Lors de sa récente visite à Paris, il n’a pas hésité à sermonner publiquement un journaliste ayant osé l’interroger sur son rôle dans le conflit syrien. Peu après, lorsque l’Allemagne a refusé aux responsables politiques turcs de faire campagne sur son sol, le viceprésident de l’AKP, le parti au pouvoir à Ankara, a dénoncé, sans rire, le « déficit démocratique » en vigueur à Berlin. En 2017, pour les mêmes raisons, Erdogan avait carrément dénoncé des « pratiques nazies », ce qui dénotait un sens certain de la diplomatie.
A défaut de faire campagne en Allemagne, ce dernier a fait le voyage de Sarajevo (Bosnie) pour s’adresser aux électeurs de la diaspora turque afin qu’ils votent bien. Sur place, il a été reçu par Bakir Izetbegovic, membre bosniaque de la présidence tripartite bosnienne issue de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Lors d’un meeting, emporté par sa fougue, ce dernier n’a pas hésité à faire de son hôte « un homme que Dieu vous a envoyé ». La formule résonne étrangement dans les Balkans qui furent sous tutelle ottomane pendant plus de quatre siècles, jusqu’en 1878.
La seule vraie question est la suivante : que doit faire Recep Erdogan pour que l’Europe se décide enfin à prendre des sanctions contre la Turquie et à aider les démocrates turcs ? Celui qui trouvera la bonne réponse aura droit à un voyage gratuit à Ankara offert par la Commission de Bruxelles. Sur place, il pourra admirer les kiosques où ne s’affichent que les journaux contant la gloire de notre ami le sultan.