Ces comiques étrangers qui nous raillent
Ils sont américains, belges, italiens ou suisses. Ils se moquent des travers de nous autres, les Français. Enquête sur ces humoristes francs-tireurs, qui ont autant la France dans le viseur que dans le coeur (disent-ils)…
Enquête sur ces Américains, Belges, Italiens ou Suisses qui se moquent de nos travers.
Au XVIe siècle, Philippe II d’Espagne fut tellement charmé par l’esprit du bouffon français Brusquet qu’il le fit venir à sa cour pour qu’il l’égaye de ses saillies. Près de cinq siècles plus tard, c’est au tour de la France de subir les assauts d’affreux bouffons étrangers. Pourtant, en ce début de millénaire, les choses semblaient tranquillement établies : des « djeunes » spirituels parlaient de leur pays à des compatriotes qui se gondolaient pendant une heure, avant de regagner tranquillement leurs pénates. « Et puis on est arrivés pour voler le pain des Français ! » éclate de rire la Suissesse Marina Rollman. Attractivité en hausse ? Mauvais esprit ? Amertume ? Depuis quelques mois fleurissent à Paris des spectacles assurés par des humoristes étrangers. Leur point commun : ils ont tous biberonné au stand-up américain, importé en France par le Jamel Comedy Club, il y a dix ans. D’ailleurs, l’exercice induit quelques manies, comme le jeu systématique sur l’origine ethnique du spectateur, la fascination pour l’Amérique, l’adresse au public que ces humoristes appellent « les amis » et, personne n’y coupe, le choix d’un spectateur alpha qui se fait apostropher durant tout le show.
Disséquer les grenouilles
Or, ces reines et rois de la vanne ont jeté leur dévolu sur la France. Elle leur inspire les meilleures blagues, qui visent juste, appuient là où ça fait mal, quitte à déborder parfois sur la franche mauvaise foi ! Confrontés à l’embarras du choix, nous avons opté pour un panel qui nous paraît représentatif. Soit : un Américain, une Suissesse, un Québécois, un Belge, un Italien, un Camerounais. Ils n’ont pas tous la même histoire, le même profil, ni le même humour, mais ils ont un point commun : ils adorent nous disséquer et nous tailler de beaux costards.
Le pionnier de la bande est américain. Sebastian Marx
“Vous avez le fantasme utopique de tous être d’accord. Du coup, à chaque élection présidentielle, vous êtes hyperdéçus !”
Marina Rollman, Suisse
“Je parle mieux anglais que les Français, ils sont toujours surpris que les Africains connaissent une seconde langue.” Fred Eyangoh, Camerounais
est arrivé dans l’Hexagone il y a treize ans. Il suivait une Toulousaine rencontrée à New York, sa ville. Aujourd’hui, il a deux enfants et la nationalité française. Mais qu’on ne s’y trompe pas : chez ces francs-tireurs, cette nouvelle appartenance ne garantit en rien la reconnaissance ! Ainsi, Sebastian Marx raille notre admiration béate envers les Etats-Unis : « C’est marrant, cette fascination française pour l’Amérique. Vous adorez la copier, mais vous le faites mal. Vous êtes bien meilleurs quand vous faites votre truc à vous. »
Morgue franchouillarde
Dans son sillage, est apparu l’Anglais Paul Taylor avec sa vidéo virale sur les mille et une façons de faire la bise en France. Rien de bien méchant… Sur France Inter, à partir de 2012, Charline Vanhoenacker et Alex Vizorek ont puisé dans notre côté tête à claques assez de vannes affectueuses pour nous faire sourire. Mais ils ont ouvert la voie à un humour plus corrosif. Depuis septembre 2016, Guillermo Guiz sévit dans l’émission « La bande originale », sur Inter ainsi que sur Canal +. Là, on monte d’un cran dans la volée de bois vert. Sur scène, il règle ses comptes avec cette fameuse morgue française. A l’entendre, en matière d’humour, nous avons beaucoup de choses à nous faire pardonner… « Pendant quarante ans, vous nous avez quand même pris pour des attardés mentaux, rappelle Guillermo dans son spectacle. Scientifiquement, c’est incontestable, mais ça ne fait quand même pas plaisir. » Attablé devant la salle du Point Virgule, le beau gosse enfonce le clou : « C’est Coluche qui a démarré dans les années 70. Les blagues belges, on en a souffert en venant chez vous. C’est comme un pote qu’on trouverait un peu lourd. En 1998, j’aurais fait une fête si les Brésiliens avaient gagné la Coupe du monde en battant la France en finale. » Fichtre ! La rancoeur irait donc si loin ? Provocateur-né, le Bruxellois enchaîne avec une lueur diabolique dans les yeux : « En Belgique, le racisme antifrançais est toléré. Vous vous êtes fichus de nous pendant des années, donc on se sent autorisés. On vous déteste tout en vous admirant. » Ah, quand même !…
Sur le podium des défauts qui nous sont reprochés, l’arrogance arrive largement en tête. Si la notion peut nous paraître abstraite, elle est pour eux très tangible. « Les Français avancent dans la vie avec un glaive de certitude pointé devant eux. Ils critiquent la mentalité de grande puissance américaine, mais ils font pareil, sourit Marina Rollman, autre réfugiée accueillie par France Inter. En Suisse, on aurait plutôt tendance à s’excuser pour tout. » Installé à Paris depuis neuf ans, l’Italien Svevo cartonne sur You Tube avec sa websérie « Ritals » (plus de 2 millions de vues). Le programme interroge les différences franco-italiennes, avec des questions du type : « Pourquoi vos fromages sentent la merde ? » Oubliant un peu vite que le parmesan ne sent pas la violette, mais nous résisterons à la tentation chauvine… Contrairement à l’indulgente Marina, Svevo est carrément ulcéré par notre prétention : « L’Italie voit les Français comme un peuple qui se croit le meilleur et qui a la grosse tête. Mais c’est vrai ! Vous auriez la plus belle ville, la meilleure nourriture, la plus belle avenue… Vous répétez ça en boucle à la télé. »
Le défaut suivant est donc logique : nous serions imbus de nous-mêmes, donc désagréables. « Quand les Français me disent : “On aime les Québécois”, je sens un petit mépris, soupire Sugar Sammy, Montréalais et globe-trotter (il a déjà joué dans 31 pays !). A Paris, les gens ne viennent pas pour rire, mais pour juger. C’est le public le plus difficile de ma carrière. Les Parisiens sont très conscients d’euxmêmes, ils adorent observer mais n’aiment pas être observés. » Et s’ils étaient seulement exigeants ? « Il y a une première couche de froideur à passer dans cette ville, comme un délit de candeur », déplore Marina Rollman. Selon Fred Eyangoh, stand-upper camerounais installé dans l’Hexagone depuis 2010, « les choses sont très compartimentées ». Là, ça devient beaucoup moins drôle, car c’est une incapacité à vivre ensemble qui est diagnos-
“C’est marrant, cette fascination française pour l’Amérique. Vous adorez la copier, mais vous le faites mal. Vous êtes bien meilleurs quand vous faites votre truc à vous.”
Sebastian Marx, Américain
tiquée. « Il y a une vraie méfiance entre les gens, observe Marina. Les taxis critiquent les profs qui critiquent les patrons… C’est la guerre sociale permanente. Parler d’argent est très compliqué aussi. » Pourquoi tant de haine ? « Le déracinement leur sert de matière, analyse JeanMarc Dumontet, producteur et directeur de plusieurs salles parisiennes. Quand ils arrivent, ils sont étonnés par nos différences culturelles et les exploitent. Ils s’appuient sur leurs surprises. » Et les exagèrent. Volontairement. Notre cinéma ? « Regarder vos films d’auteur, c’est comme regarder la peinture sécher », bâille Sugar. Nos vêtements ? « Tous les gens s’ habillent en noir et c’est très perturbant, tacle Fred Eyangoh. La couleur, c’est pour les fous, les excentriques. » Notre moral ? « Le pessimisme est partout, regrette Sebastian Marx. Sur ce point, il n’y a pas de différence entre la province et Paris. C’est toujours : “Ça ne va pas marcher.” En France, réaliste veut dire dramatique. C’est l’ inverse du positivisme exaspérant des Américains. »
Sur le banc des coupables potentiels, le système politique et un certain idéalisme. Eh oui, les humoristes se muent parfois en commentateurs politiques… « Les électeurs se plaignent du manque de choix alors qu’ils ont des candidats à la pelle. La France, c’est le village des Schtroumpfs », estime Marx. « Un président et un Premier ministre, ça fait beaucoup de leadership pour un pays qui ne fonctionne pas très bien, balance sur scène Sugar Sammy. C’est comme si je prenais un taxi et que je demandais à un Uber de nous suivre au cas où. » Une petite dictature serait la bienvenue, alors ? « Vous avez le fantasme utopique de tous être d’accord, nuance affectueusement Marina Rollman. Du coup, à chaque élection présidentielle, vous êtes hyperdéçus ! »
Pires que Trump ?
A ce stade des griefs, il va de soi que les Français ont l’esprit aussi fermé que la main. « Je parle mieux anglais que les Français, mais ils sont toujours surpris que les Africains connaissent une seconde langue », s’étonne le Camerounais Eyangoh. Et pour les femmes ? Si le sexisme est peu présent dans les spectacles de nos comiques hommes, la seule fille du panel a quand même une petite anecdote. « Sous une de mes vidéos, un type a posté : “C’est une connasse, mais je la baise sans souci”, raconte Marina. L’amour courtois à la française. » Si on résume : arrogants, sexistes, racistes… Nous serions pires que Trump et Erdogan réunis ! Pourtant, ces jeunes gens adorent la France ! Ils l’aiment et ne la quittent pas. En premier lieu pour la qualité de nos prestations sociales…
« Je suis en France pour ne pas travailler », provoque Sebastian Marx. En arrivant à Toulouse en 2005, il est sidéré d’avoir droit à la Sécurité sociale et aux allocations logement, « alors que je n’étais jamais venu et que je n’avais pas de boulot ». Aujourd’hui, comme la plupart de ses collègues, il est intermittent du spectacle. « C’est chouette, ce soutien. Aux EtatsUnis, je serais serveur et je don-
nerais mon CV avec l’addition. Je reste aussi pour la qualité de vie, admet-il. Les écoles gratuites, la crèche et la maternité pas chères, la santé… »
Liberté de parole
Autre point fort que nous reconnaissent les comiques étrangers, un certain panache, une conviction. « J’aime votre amour de la rhétorique, même s’il me fait peur, rigole Marina, la Genevoise. Vous avez une énorme envie de débattre. » Sugar Sammy aussi apprécie notre éloquence, notre élégance. Et notre autodérision. « Vous êtes moins susceptibles que les Québécois, concède-t-il. Je repousse toujours la ligne rouge, mais il y a beaucoup de place ici. Les Français ont le dos large ! » Tous âges et classes sociales, ils viennent se bidonner devant ces artistes au succès croissant. Rien que l’an dernier, Sugar Sammy a rassemblé 25 000 spectateurs à Paris.
Allez, avant de passer au suicide collectif, une dernière qualité nous est reconnue : la liberté de parole. Ils en savent quelque chose, les humoristes. « Aux Etats-Unis, on peut parler argent et religion, mais il y a de gros tabous : l’avortement, le genre, l’homosexualité. Ici, pas de problème », reconnaît Sebastian Marx. Même Guillermo Guiz – qui continue les allers-retours ParisBruxelles – admet que la parole est plus libre qu’en Belgique. « Là-bas, après une blague sur mes mouchoirs d’ado qui, s’ils avaient un utérus, m’auraient donné un enfant, on m’a dit de me calmer. Sur France Inter, je peux parler de ma bite librement. »
B.F. Guillermo Guiz : Guillermo Guiz a un bon fond, jusqu’au 9 juin au Point-Virgule, Paris IVe. Du 27 au 29 décembre au Bataclan, Paris XIe. Tournée d’octobre à décembre.
Sebastian Marx : The French Language Explained by an American, jusqu’au 30 juin à La Nouvelle Seine, Paris Ve. Sugar Sammy : Coucou Paris, jusqu’au 30 juin à l’Alhambra, Paris Xe.
Marina Rollman : Un spectacle drôle, jusqu’au 7 juin au Théâtre du Marais, Paris IIIe. Puis en tournée.