En Afrique, la France n’est pas un terrain de rire
La France n’inspire pas tout le monde. A commencer par les humoristes africains, rassemblés à Abidjan pour participer à l’émission “Le parlement du rire” (Canal + Afrique). Un désamour ? Non, une certaine indifférence. Reportage.
Le pont Général-de-Gaulle enjambe la lagune Ebrié à Abidjan. Mais aucune blague sur Emmanuel Macron ne résonne dans le palais de la culture de la capitale ivoirienne, où se tournaient, voilà quelques jours, les épisodes de la prochaine émission humoristique « Le parlement du rire », diffusée sur Canal + Afrique. Les humoristes ivoiriens, camerounais, tchadiens, congolais ou nigériens n’ont cure de la patrie de Racine, bien qu’ils parlent la langue de Molière. En trois jours d’enregistrement et six émissions, du 18 au 20 mai, pas une seule fois le mot « France » n’aura été prononcé. Certes, le programme est destiné à un public africain, mais les liens historiques et économiques, les diasporas respectives dans chaque pays et la langue commune auraient pu justifier quelques allusions au drapeau tricolore. Que nenni ! Ou plutôt « tchè tchè », comme on dit en dialecte baloué.
“Motifs de colère”
« Il m’arrive de parler de la France, tempère Joël, gaillard abidjanais de 32 ans, comique, comédien et chanteur à la voix de baryton reconnue, vêtu d’un élégant pantalon jaune et d’une veste à carreaux. Par exemple, pour faire une comparaison comique des métros parisien et abidjanais [en projet] ou évoquer les difficultés que rencontrent mes compatriotes avec leur visa, véritable institution de souffrance africaine ! Mais, pour vraiment parler de la France, il faut y vivre, la connaître… »
En effet, si Michel Gohou, le « Louis de Funès ivoirien », aussi populaire ici que Didier Drogba, moque parfois les méandres de notre administration ou si Mamane décrypte, dans un de ses premiers sketchs, les absurdités de notre langue, c’est parce qu’ils savent de quoi ils parlent. Mais la plupart de leurs homologues sont ancrés dans une réalité africaine depuis laquelle la France n’est qu’une vague idée, ou un lointain souvenir. « Un humoriste parle de ce qu’ il connaît », confirme le Nigérien Mamane, fer de lance de cette vague d’humoristes africains. Les chroniques engagées de cet homme placide de 51 ans sont écoutées par 30 millions d’auditeurs tous les matins sur RFI. Dans les rues d’Abidjan, ses admirateurs le saluent avec respect. Pas de foire aux selfies, plutôt des hommages appuyés qu’on rendrait à un sage. Présentateur et coproducteur du « Parlement du rire », il organise également le Festival international du rire d’Abidjan en décembre, prévoit d’ouvrir une école des métiers du spectacle et de l’humour à Niamey (Niger) et un Comedy Club.
Il avance une autre raison pour laquelle la France n’est pas un sujet pour ces jeunes auteurs : « L’auteur de théâtre Romain Bouteille m’avait dit : “Un humoriste doit être en colère.” Et il y a suffisamment de motifs de colère ici pour ne pas aller s’occuper de ce qui se passe ailleurs.
Les Ivoiriens ou les Camerounais observent tous les jours les problèmes politiques et sociétaux de leurs pays et du continent tout entier ! » Pour dénoncer avec drôlerie la corruption, les magouilles politiques et les traditions archaïques, Mamane a inventé un pays continent imaginaire : le Gondwana. Afrique cliché vue depuis l’Occident et dystopie qui cumule les plus grands défauts des dictatures africaines, le Gondwana est aussi le mot magique pour un comique qui veut dénoncer les travers de son gouvernement sans le nommer directement. Mamane en est le président fondateur, caricature de patriarche africain. Dans un documentaire, on le voit se mettre devant la caméra et déclarer : « Le président est toujours devant. » Puis un collaborateur ajoute : « Sauf en cas d’attentat ! » Ici, l’humour n’est pas encore une industrie. C’est d’abord une affaire de liberté, un quatrième (ou cinquième) pouvoir. « On veut montrer à l’Europe nos conditions de vie, clament Michel Gohou et son acolyte Digbeu Cravate. Nous voulons faire passer des messages et l’humour est le meilleur vecteur pour nos concitoyens fatigués des grands discours… »
Mamane veut tendre des micros aux voix révoltées de son pays : « Quand je vais dans les universités, je vois des gamins doués, des orateurs incroyables qui, croyez-moi, vont tout faire péter ici. Les humoristes de demain, je veux aller les chercher dans les facs. »
Le manque d’instruction explique aussi la rareté des références à la France et à ses liens avec l’Afrique dans les textes des humoristes locaux. « Plus on apprend, plus on a de motifs d’indignation, martèle Mamane. Les gamins qui montent sur scène ne sont souvent pas très éduqués. Ils ont assez peu conscience de ce qui se passe au niveau politique ou international. Et puis, même pour les plus éduqués, il y a une forme de pragmatisme. Par exemple, l’un de mes frères est ingénieur. Après ses études, il avait une alternative : rester en France ou rentrer au pays. Il a choisi la seconde option. Il bosse à Areva, seul employeur du secteur. Pas étonnant qu’on entende moins de discours sur la Françafrique ici… »
“Le Blanc”, un miroir ?
Beaucoup d’auteurs abordent donc des sujets plus rassembleurs, moins politiques : la famille ou la vie quotidienne. Mais il y a des exceptions. Agalawal, 34 ans, diplômé d’un master de l’université d’Abidjan, costume cintré, pointe, lui, dans un sketch au second degré mordant, les difficultés pour trouver un emploi en Afrique, malgré les diplômes, quand vous venez d’un milieu défavorisé et qu’il vous manque les relations. Sur scène, il se lance dans un comparatif entre le patron européen et le patron africain. Le premier, professionnel, le second usant de méthodes de recrutement contestables. « Je veux dénoncer ça, plaide-t-il de sa voix douce. Les femmes en sont les premières victimes. Le harcèlement est fréquent. » En mettant en parallèle les deux continents (sans jamais mentionner la France), l’humoriste insiste sur les défaillances de sa propre société. « Quand on dit “les Blancs”, c’est surtout pour se moquer de nous », témoigne Mamane. « Le Blanc », c’est un peu le rôle de Jérémy Ferrari. Le corrosif humoriste français participe au « Parlement du rire » et joue l’Européen candide confronté aux us mystérieux du Gondwana. A travers lui, les Africains se regardent. « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même », écrivait Jean-Paul Sartre. L’Afrique se révèle à elle-même par le rire. Qui sait, dans quelques années, quand les humoristes africains seront moins occupés à pointer un doigt moqueur sur les dysfonctionnements de leurs pays, ils mettront peut-être la France à l’index.