Gore mais culte
Il en va des compositeurs comme des vedettes de la chanson : un grand succès vous fait entrer dans la légende… mais jette son ombre sur d’autres oeuvres qui auraient mérité mieux. Charles Gounod a ainsi payé le formidable succès de son Faust (longtemps l’opéra français le plus joué dans le monde) par le désintérêt pour ces chefs-d’oeuvre que sont Philémon et Baucis, la Reine de Saba ou le Médecin malgré lui… Autant de joyaux qui seraient dignes de retrouver la scène, en cette année de bicentenaire de la naissance du compositeur. C’est toutefois vers un autre opéra, plus oublié encore, que s’est porté le choix de la salle Favart, en programmant la Nonne sanglante, oeuvre composée par Gounod en 1854 et créée à l’Opéra de Paris avec un tel insuccès que le directeur fut renvoyé et que son successeur promit de ne plus jamais programmer « de pareilles ordures » ! Ce n’est pas la musique qui était visée, mais plutôt le sujet du livret, inspiré du scandaleux roman le Moine, de Matthew Gregory Lewis. Ce mélange de sexe et de sang, sur fond de décor gothique, allait frapper suffisamment les esprits pour donner lieu à un pastiche intitulé la Bonne sanglante, avant que l’oeuvre ne disparaisse du répertoire. Une première intégrale discographique enregistrée en 2008 à Osnabrück, en Allemagne, semble pourtant donner raison à ceux qui ont décidé de reprogrammer cet opéra à Paris, sous la direction de Laurence Equilbey, dans une mise en scène de David Bobée. Dès les premières notes de la monumentale ouverture, on est frappé par la puissance de l’art de Gounod, avec sa force sombre, son sens de la couleur et de l’effet, contenus par une forme de classicisme. Un siècle d’opéra français est ici en germe, quand bien même le compositeur s’aventure dans un registre violent et parfois presque gore… Voici en tout cas, après le Domino noir, d’Auber, une preuve supplémentaire de l’utilité publique de l’Opéra-Comique, seul théâtre lyrique à pratiquer cette exploration du patrimoine musical, qui devrait être l’une des missions de toute salle subventionnée !
BENOÎT DUTEURTRE
La Nonne sanglante, de Charles Gounod, à l’OpéraComique, Paris IIe. Du 2 au 10 juin.