Il faut voir comme on leur parle...
YOU TALKIN’ TO ME ?
Évidemment, ce serait un peu exagéré mais... il y aurait du vrai. En cet an 106 après F. D. (Françoise Dolto aurait en effet eu 106 ans cette année), on ne peut que constater que de nombreux ouvrages ont été écrits sur la manière de parler aux bébés ou sur la façon de s’adresser aux ados. En revanche, il n’existe pas, à notre connaissance, d’ouvrages spécifiquement dédiés à la façon de parler aux enfants, ces petits êtres si charmants, mais suffisamment matures pour écouter attentivement les conversations des grands. Et poser des questions... Beaucoup de questions... Des questions du genre : “C’est quoi, cette bouteille de laiiit ? ” en encore plus gênantes... Il existe, bien heureusement, de nombreux spécialistes à s’être penchés sur la façon de parler aux enfants en grande souffrance. Mais, sauf dans les cabinets de pédopsys, on trouve encore peu de réponses sur la façon de communiquer avec les enfants “lambda ”, ceux qui ont la chance de grandir dans des milieux pas trop défavorisés, entourés de parents normalement névrosés. Nos enfants, quoi ! Aussi nous posons-nous la question : Comment parlons-nous aux... disons... 6-12 ans ? Comment devrions-nous leur parler ? Comment aimerions-nous que les tiers (des grands-parents aux professeurs en passant par les médecins) leur parlent ?
LE BON FOND
Céline Bruntz est psychologue clinicienne et auteur d’un blog à la fois sérieux et déculpabilisant, Kidipsy. Elle confirme : à sa connaissance, il n’y a pas d’écrits destinés au grand public sur le sujet. Il est vrai qu’on peut trouver, en jouant les Sherlock Holmes de la psychologie, chez Dolto et chez d’autres, des débuts d’indices sur la manière la plus adéquate de parler à nos petits-grands, à nos grands-petits... Mais de livre spécifique, point. Il n’en demeure pas moins, selon Céline Bruntz, que cette thématique intéresse de plus en plus les professionnels de l’enfance. Dans le cadre de ses interventions au sein d’équipes éducatives, il n’est pas rare qu’une assistante maternelle la questionne : Que dit-on à l’enfant ? Que dit-on devant l’enfant ? Peut-on lui parler de nous ? Doit-on lui parler tout le temps ? Cette question de fond, les parents se la posent également, et pas que chez nous, ma bonne dame ! Kate est anglaise et maman d’un wonderful little boy de 8 ans. Mère et fils ont une grande liberté de parole et une jolie complicité teintée de beaucoup d’humour. Mais depuis quelque temps, son fils la rappelle à l’ordre systématiquement, lui reprochant d’être trop ironic, ou de lui parler trop baby. Et Kate est un peu destabilised. Céline Bruntz affirme : “Je vois dans mes consultations pas mal d’enfants qui remettent ainsi en place leurs parents. Prendre en compte la parole sociale de l’enfant est une bonne chose dans l’absolu, mais le revers de la médaille est que les parents ne savent plus comment se positionner. C’est parfois déstabilisant pour le jeune car, face à ce qui est une forme de provocation, il a besoin que son parent pose les choses : “Ce que je te dis n’est peut-être pas parfait mais voilà, c’est comme ça. ” ” Les parents doivent comprendre que ces enfants ne sont pas de mini-adultes, ils n’en ont pas la maturité même s’ils en ont parfois le langage. ” Les écrits de Philippe Jeammet, psychanalyste et président de l’École des Parents en Île-de-France, mettent profondément en évidence le malaise de ceux que nous appellerons “les nouveaux parents ”, perclus d’informations, de psychologie, et... d’envie de bien faire. Dans Lettre aux parents d’aujourd’hui, il nous dit : “Être parent est devenu un métier difficile. Autrefois, c’était plus aisé : chacun reproduisait ce que ses parents lui avaient inculqué sans se poser de questions, sans justifier ses choix : c’était comme ça et pas autrement. Aujourd’hui, l’éducation est devenue plus riche, plus interactive (donc plus fatigante) ! ” “Tu m’uses ”, nous disaient nos mères quand nous réclamions un bonbon ou un quelconque “zigouigoui ” à l’épicerie du coin. “Ils m’usent ”, pensons-nous sans le dire quand nos enfants interrompent nos conversations d’adultes ou nous demandent de nous justifier sur le non achat d’un quelconque logiciel de jeu “très-éducatif-tu-sais-et-en-plus-tous-mes-copains-ils-l’ont ”. Plutôt que de répondre : “Oui-mais-bon-n’en-as-tu-pas-déjà- beaucoup- et- sais- tu- qu’il- n’est- pas- nécessaire- de- fairecomme-la-masse-et... ”, ne pourrions-nous pas nous autoriser à lancer un bon vieux : “Non. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que c’est comme ça. ” Allez-y ! Essayez ! C’est bon, non ?
Alain Souchon aurait pu en faire une chanson que même Yves Duteil lui envierait. Ça donnerait : “On le culpabilise, ou on le ridiculise, on le prend faut pas déconner dès qu’il est né, pour bien plus costaud qu’il n’est ! Il faut voir comme on leur parle... ”
Si, en plus, c’est recommandé par la faculté... Eh oui, c’est “pô juste ”, dirait Titeuf... Mais attention, ne nous emballons pas, il n’est pas question de revenir au bon vieux temps et de virer rétrograde... Céline Bruntz le souligne, il est difficile de trouver le juste milieu entre le dialogue et la négociation à outrance. Elle commençait comment, déjà, la citation de Philippe Jeammet ? Ah oui ! “Être parent est devenu un métier difficile... ”
Juliette est une jeune mère de trois enfants, dont l’aîné, Pierre, a 6 ans. Là encore, il existe une belle relation entre cette maman et “son grand ”. Juliette fait partie de ces parents très informés qui se posent des questions dès la grossesse et la naissance. Elle est elle-même en thérapie et son psychologue, il y a peu, a souligné son manque d’aisance avec “les choses du sexe ” (comme disaient nos grands-mères), sans doute dû à son éducation bourgeoise. Juliette, très décidée à ne pas éduquer ses enfants dans la honte du “tirlipanpan ”, décide alors d’acheter un livre éducatif destiné aux enfants mais appelant bien les chats par leur nom. Pas question de biaiser avec des histoires de cigognes, de roses et de choux. Petit Pierre ne grandira pas comme elle ! Et petit Pierre... de se révéler finalement très choqué par la démarche de sa maman et de cacher l’hooorrible bouquin derrière la bibliothèque ! Il n’était pas prêt, le petit Pierre, à savoir “ce que c’était que cette bouteille de laiiit ” ! Ou peut-être étaitce Juliette qui n’était pas prête et son fils a-t-il deviné instinctivement qu’elle forçait sa nature. Cette maman aurait peut-être dû se faire davantage confiance et admettre que parler sexe, ce n’était pas son truc... Philippe Jeammet le souligne : il est important de retrouver “une certaine spontanéité ” en s’écoutant soi-même. Pour parler de sexe aux enfants, renchérit Céline Bruntz, Max et Lili ou Titeuf (encore lui), sont de merveilleux ambassadeurs. Le mieux est donc de s’en remettre à eux et d’attendre que les questions arrivent, sans les devancer.
Autre témoignage : celui de Véronique. Sa fille Léa vient de fêter ses 11 ans et commence à parler “ado ” à la maison. Véronique nous explique : “Parfois, je singe gentiment sa manière de parler. Par exemple, lorsque je trouve une de ses plaisanteries un peu lourde, je lui dis “LOL ”, avec un clin d’oeil. Pour moi, c’est une façon de lui montrer que je cautionne son langage, son univers, tout en lui faisant comprendre que ça lui appartient. Mais attention, je ne dis jamais “LOL ” ou “MDR ” à mon propre compte, je le dis à sa place. Je ne veux pas jouer les jeunettes et la gêner. ” Il est vrai que les ados, et donc aussi ceux qu’on appelle (peut-être un peu vite) les préados, ont besoin de se différencier de nous. Philippe Jeammet l’explique très bien : “Les êtres humains, comme les animaux, ont besoin de conquérir leur territoire (...). N’allons pas envahir celui de notre enfant ! Le brouillage des générations perturbe sa construction identitaire et le prive d’un cadre sécurisant. Contre quel modèle se construire si ses parents trouvent en lui ses références ? ” Avec les ados, comme avec les enfants, Céline Bruntz souligne cette nécessité de bien endosser son rôle de parent : “Il faut savoir rester à sa place, être proche sans être copain. Comprendre un enfant, c’est se mettre à son niveau tout en gardant une distance d’adulte. ” Et Véronique, la maman de Léa, de se remettre aussitôt en question : Cette complicité est-elle finalement malvenue ? Devrais-je m’opposer au langage ado pour que ma fille se construise ? Est-ce que je fais bien ? ” Ah, ce fameux “Est-ce que je fais bien ? ”, leitmotiv des parents d’aujourd’hui... Peutêtre que se demander si on fait bien est déjà une manière de bien faire. Enfin, tant que les enfants ne sont pas au courant de nos questionnements ! Grandir en se disant : “Mes parents se demandent s’ils font bien avec moi ”, ce n’est pas très rassurant ! C’est encore une fois un exercice d’équilibriste. Comme pour les relations hommes-femmes, nous sommes en pleine période de transition : les modèles sociaux ont changé. Ce que nous y avons gagné en souplesse et en ouverture, nous l’avons perdu en assurance et en naturel. Il faut donc sans arrêt régler les niveaux, tout en se faisant confiance. Quitte, parfois, à mal faire !
QUE DIT-ON À L’ENFANT ? QUE DIT-ON DEVANT L’ENFANT ? PEUT-ON LUI PARLER DE NOUS ? DOIT-ON LUI PARLER
TOUT LE TEMPS ?
LA BONNE FORME
Parlons à présent du ton avec lequel nous parlons aux enfants, ou plutôt du ton avec lequel les autres parlent à nos enfants. Car si le fond concerne essentiellement la sphère privée, le problème de forme se pose plutôt dans la sphère extra-familiale. Ouvrons le cahier des doléances et commençons avec Maël, 7 ans. Il assiste avec sa classe à l’un de ces respectables spectacles “ludico-éducatifs ” sur l’histoire du cinéma muet. Sur la scène, une comédienne déguisée en “fée ciné ”. Elle parle avec emphase d’une voix toute fluette. Maël se retourne alors vers sa maîtresse et lui dit : “Elle nous prend pour des débiles ? ” Autre exemple, celui de Jeanne et Vincent, respectivement 10 et 7 ans, que leur grand-père appelle à chaque fois qu’il les voit “mes petits lapins ”, surnom bien trop “bébé ”, qui leur hérisse le poil... angora. Rien de bien méchant ici, cependant, juste un décalage relationnel de la part d’adultes soit trop jeunes, soit trop âgés pour être en phase avec la réalité.
Certains témoignages sont peut-être plus sujets à réflexion. Hélène, par exemple, s’insurge contre la façon dont le prof de tennis de son fils s’adresse à ses jeunes élèves. “Il leur hurle dessus en permanence et se montre grossier. Il donne aussi des cours aux adultes, et je ne l’entends pas se défouler pareillement. De quel droit rudoie-t-on ainsi des enfants ? Il ne viendrait plus à l’idée d’un enseignant de lever la main sur un élève. Pour moi, élever la voix de cette façon est également très violent. Le pire, c’est que cela ne semble même plus choquer les enfants, ils sont habitués. ”
Anouk, elle aussi, a été très surprise dernièrement de la passivité avec laquelle son fils de 11 ans avait réagi face à l’agressivité d’un médecin. “Nous sommes arrivés aux urgences avec Valentin car, en voulant se gratter, il s’était coincé un crayon sous le plâtre (il s’était cassé le poignet). Il était assez gêné du caractère absurde de l’incident, et le médecin en a rajouté en le rabrouant, en lui disant que c’était complètement idiot. Je ne pense pas que ce médecin aurait osé parler de même à un adulte. Et pourtant, il doit en voir, des situations incongrues ! Une fois le crayon récupéré, mon fils, très poliment, lui a dit : “Merci, monsieur ”, ce à quoi il lui a sèchement répondu : “Appelle-moi Docteur ! ” Là, je me suis fâchée, et mon garçon a été surpris de ma réaction. Pour lui, c’était normal... ” Céline Bruntz décode : “Il y a chez certains adultes une relation de pouvoir et d’incompréhension face à l’enfant. Ils ont l’impression d’être dans une forme d’éducation, sans doute parce qu’on leur a parlé comme ça plus jeunes. C’est un modèle qui leur paraît normal. Ne soyons pas surpris qu’un enfant à qui on “parle mal ” se mette à “parler mal ” lui aussi en écho. Il est vrai que certains adultes sont agacés par l’image sacralisée (parfois à l’excès) de l’enfant-sujet. Leur parler avec rudesse est alors, ici, une forme de résistance plus ou moins consciente. ”
Tom a deux garçons et une fille, et il ne plaisante pas avec les formules de politesse. “Le merci, le excusez-moi sont importants chez nous, et nous ne perdons pas une occasion de reprendre les enfants s’ils oublient. Mais je suis choqué de constater à quel point ce n’est pas réciproque. Certaines personnes les bousculent sans un pardon, les laissent leur tenir la porte sans un merci !” À ce sujet, encore une fois, Philippe Jeammet écrit : “La politesse fait partie de ces règles de base qu’imposent la vie en commun et le respect d’autrui (...). Les parents se doivent de la transmettre, en l’exigeant sans relâche et en se l’appliquant à eux-mêmes, puisque les enfants se construisent en miroir, par imitation. ” Que les grognons ne critiquent pas l’impolitesse (supposée ou réelle) des jeunes d’aujourd’hui si eux-mêmes manquent de délicatesse envers eux. Même dans les quartiers réputés “difficiles ” il n’est pas rare de constater que les enseignants les plus respectés sont ceux qui respectent eux-mêmes leurs élèves, sur l’air du fameux “sévère, mais juste ”...
Céline Bruntz, pour conclure, parle assez joliment “d’intelligence de l’autre ”, de “comportement inné ”, de “feeling ”. Il faut, quand on côtoie des enfants professionnellement, être dans une forme d’acceptation de ce qu’ils peuvent nous renvoyer de nous. Le rapport étant moins “codifié ” qu’avec des adultes, “il faut y apporter de la souplesse, accueillir l’incertitude, s’adapter. ” “C’est une question d’empathie ”, précise la psychologue. Le professionnel, tout comme le parent, doit s’interroger : “Comment cet enfant a-t-il besoin que je lui parle ? ” Mais attention, pas question de l’imiter ou de se mettre à sa place : “Il faut se mettre à son niveau tout en restant au nôtre. ” Une phrase qui résume assez bien les choses, finalement. Tout comme celle de Tom, notre papa de 3 enfants, à qui nous donnerons le mot de la fin : “Pour moi, parler aux enfants, ça commence par les écouter... ”