Marie Claire Enfants

Laissez-les donc s’ennuyer !

- Par Gaëlle Renard Illustrati­ons Séverine Assous

« J’m’ennuie ». Tiens, voilà bien longtemps que vous n’avez pas entendu cette petite phrase… Il faut dire qu’au premier bâillement de nos enfants, on s’empresse de leur trouver une activité ou, à défaut, de les poster devant un écran.

Et si on leur laissait le temps de s’ennuyer ?

Vous imaginez Anna Karina psalmodier pour Godard « J’peux jouer à la PS quaaatre ? », plutôt que son célèbre « J’sais pas quoi faaaire » ? Avouez que ça aurait moins d’allure… Pourtant, les plus grands scientifiq­ues l’affirment : le « j’m’ennuie » est une espèce en voie de disparitio­n. On peut encore en trouver quelques rares spécimens en rase campagne, dans des zones mal desservies par le wi-fi… Mais souvenez-vous, c’est bien en vous emmerdant, en vous emmerdant gaiement, que vous avez construit les plus belles cabanes, inventé les jeux les plus délirants et échafaudé les châteaux en Espagne les plus majestueux.

Pourquoi ne laissons-nous pas

nos enfants s’ennuyer ? Peut-être par paresse, pour commencer, car un enfant qui ne s’ennuie pas est un enfant qui ne fait pas de bruit. « En voiture, quand j’étais petit, raconte Samuel, on inventait avec ma soeur des jeux sur les couleurs des voitures qui nous dépassaien­t, on faisait des paris, on chantait en canon, puis… puis, on se disputait, on se battait, nos parents nous menaçaient, etc. Aujourd’hui, pour le moindre trajet, on donne aux enfants des tablettes, des consoles portables, des lecteurs de DVD, et on ne les entend plus. L’autre jour, j’ai proposé le jeu des couleurs de voitures à mes garçons de 7 et 9 ans, histoire qu’ils lâchent un peu leurs écrans, ils ont eu l’air consterné ! Effectivem­ent, ils ne se disputent pas et ne voient pas le temps passer, c’est plus confortabl­e pour tout le monde… Mais je me dis qu’ils passent à côté de quelque chose. »

Autre (bonne ?) raison d’occuper nos petits : un enfant qui ne s’ennuie pas ne fait pas de bêtises. Cathy confirme. « Dans les années 90, quand je disais à ma mère que je m’ennuyais, elle me répondait ce que sa mère lui disait déjà dans les années 60 : ‘Enlève tes chaussette­s et compte tes doigts de pieds.’ En gros, cela voulait dire : c’est TON problème. Alors je m’occupais toute seule. C’est ainsi que j’ai complèteme­nt démonté le lecteur de DVD pour voir comment il fonctionna­it ou que j’ai décidé de peindre des flammes sur la voiture de mon père pour la rendre plus cool. Autant d’initiative­s pas forcément appréciées par mes parents, à l’époque, mais qui font aujourd’hui la joie des dîners de famille. Faute de s’ennuyer, les enfants d’aujourd’hui n’inventent plus de bêtises. Quels souvenirs se construise­nt-ils ? Et que va-t-on se raconter dans 20 ans lors des réunions familiales ? »

L’ennui, c’est la créativité. Ces deux témoignage­s le soulignent : outre-Manche, le Dr Teresa Belton s’est longuement intéressée au rapport des enfants à l’ennui, suggérant que le phénomène d’absence d’ennui était apparu avec la démocratis­ation de la télévision. Dès les années 80, une étude canadienne montrait que plus la jeunesse avait accès à la télé, plus ses capacités en terme de « pensée divergente » avaient tendance à chuter. Comprenez que les programmes prédigérés leur coupaient l’imaginatio­n… Cela reviendrai­t-il à dire que « tout ça, c’est rien qu’à cause des écrans » ? Non, car notre volonté de (trop ?) bien faire entre aussi en ligne de compte…

Dans son livre

Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver !, la psychanaly­ste Etty Buzyn raconte l’histoire d’un de ses patients de 9 ans, qu’elle appelle « le petit P.-D.G. ». L’enfant, épuisé de passer d’un cours de piano à un cours de tennis, l’implorait de dire à ses parents de le laisser « ne rien faire » . Son rêve : « passer des vacances à la maison » . Cet enfant-là avait le recul nécessaire pour comprendre que ce rythme de vie ne lui convenait pas, mais ce n’est pas le cas de tous. On connaît tous des parents qui, lorsqu’on évoque l’agenda de ministre de leur progénitur­e, affirment : « Mais ce n’est pas nous qui le poussons, il adore ça et ne veut rien abandonner ! » Etty Buzyn évoque ici la possibilit­é d’un « faux moi », d’un désir calqué sur celui des parents, que certains enfants mettent en place « dès l’âge le plus tendre ». Bien sûr que tout cela part d’un bon sentiment. « Les enfants sont des éponges, on a envie de leur donner toutes les chances pour l’avenir », affirme Samia pour justifier le fait que sa fille jongle avec école, conservato­ire de musique, atelier théâtre, cours de danse et stages de tennis. Etty Buzyn nous met en garde contre cette tendance de faire de nos enfants des « produits performant­s », s’étonnant que nous imposions à nos propres enfants un mode de vie que nous déplorons parfois pour nous-mêmes. « Temps plein, temps libre, même souci pour les rentabilis­er, même aliénation !

L’enfant, épuisé de passer d’un cours de piano à un cours de tennis, ( l’)implorait de dire à ses parents de le laisser

« ne rien faire ».

Entre les deux, il ne reste plus d’espace pour le plaisir d’un temps à perdre. » Dans S’ennuyer, quel bonheur !, Patrick Lemoine, psychiatre quant à lui, pousse, non sans humour, un cri contre « l’activisme forcené des mercredis », « la culture obligée et jamais digérée », « les loisirs à thème »… « Laissez-nous donc bâiller un peu », implore-t-il, suggérant de « forcer » nos enfants à s’ennuyer de temps en temps. Obliger les enfants à l’ennui, voilà une idée qui plaît bien à Julie, institutri­ce en cours élémentair­e : « Dès qu’un enfant rêve, dès qu’il est dans ses pensées, les adultes le croient triste et le harcèlent de ‘Ça va ? Tu es sûr que ça va ? Tu veux faire quoi ?’ Et même s’il est un peu triste, ou simplement mélancoliq­ue, ce n’est pas si grave, après tout ! Ce sont des sentiments qu’il faut expériment­er, non ? C’est une forme d’apprentiss­age. » Sa collègue Lætitia renchérit : «

Les parents n’ont qu’une peur, aujourd’hui : que leur enfant s’ennuie en classe. Effectivem­ent, certains élèves vont plus vite que d’autres, mais c’est une volonté de ma part de ne rien leur donner à faire. Ils peuvent lire, dessiner, rêver… C’est en rêvant à mon avenir, moi, que j’ai su » que je serai maîtresse d’école.

« Il est essentiel de respecter le penchant inné de l’enfant pour un temps personnel échappant au contrôle des adultes. »

Dans une société où le FAIRE prévaut

souvent sur l’ÊTRE, les parents culpabilis­ent dès qu’ils « n’occupent » pas leurs petits. « Je vois les autres emmener leurs enfants au spectacle, au musée, en voyage, et j’ai l’impression que si je ne fais pas la même chose, je suis une », affirme Katia. mère démissionn­aire ! «

Pour les goûters d’anniversai­re, c’est la même chose : il faut désormais leur proposer des parties de laser game, de bowling ou – dernière mode – une initiation à l’escalade ! Outre le fait que tout cela représente un gros sacrifice financier pour la mère célibatair­e que je suis, je regrette le temps où l’on achetait un gâteau, on gonflait quelques ballons et on les laissait mettre le souk dans l’appart ! » Etty Buzyn s’interroge : cette « hyperstimu­lation excessive » n’aurait-elle pas pour fonction de « combler nos frustratio­ns d’adultes, engendrées par un mode de vie que nous sommes impuissant­s à remettre en question » ? Il est vrai qu’avec un peu de recul, nos existences modernes peuvent paraître bien absurdes : les réserves d’énergie que nous déplorons dépenser dans le travail, nous finissons de les vider dans notre quête de loisirs. Et nous programmon­s nos enfants pour faire de même, comme le souligne Thomas : « On les noie, dès leur naissance, sous des stimuli en tous genres, puis on les emmène à des cours de yoga pour qu’ils apprennent à se détendre ! C’est la même chose pour nous, adultes. Désormais, on lit des livres, on suit des cours, on fait des stages pour apprendre à méditer, à ne plus contrôler nos pensées, à cesser de tourner dans nos petites roues de hamster. Mon vieux père se moque du citadin bobo et angoissé que je suis devenu, il me dit : ‘ Va à la pêche ou regarde une rivière, et tu verras bien » que tu sais méditer !’ Serions-nous tous, petits et grands, devenus de pathétique­s control freaks ? Pas faux… Dans Les Trésors de l’ennui, un court essai paru dernièreme­nt, la psychologu­e Sophie Marinopoul­os revient sur l’ennui, premier pas vers la séparation mère-enfant. Elle se souvient des moments où sa mère la laissait désoeuvrée :« Je finissais par sortir dans le jardin, je marchais dans l’allée, sans envie, sans idée. Je m’ennuyais, j’étais malheureus­e. À mon insu, pourtant, mes yeux s’attardaien­t sur des choses, des fleurs, des feuilles, que je finissais par ramasser machinalem­ent. Et puis, sans que rien ne l’annonce, je me mettais à « faire quelque chose ». Un nid, une cabane, un trou dans la terre pour mon lézard imaginaire que j’allais naturellem­ent dresser et présenter à une cohorte de parents admiratifs qui auraient payé un franc l’entrée. Une fortune. Je m’emballais et étais emportée dans un tourbillon de jeu dévorant. J’imaginais, je pensais et, sans le savoir, j’étais Plus loin, elle ajoute : déjà grande. »

« Aujourd’hui, je vois dans le thème de l’ennui un défi sanitaire. Le mot est fort mais la cause est sérieuse. Car c’est une question de santé publique que de penser les ingrédient­s qui permettent à un individu » de naître à lui-même, de devenir soi.

Commençons donc par lâcher du lest par rapport aux occupation­s

de nos enfants. Oui, lâchons-leur la grappe ! C’est (en plus élégant) ce qu’écrit Etty Buzyn : « Il est essentiel de respecter le penchant inné de l’enfant pour un temps personnel échappant au contrôle des adultes. » Évidemment, cela ne signifie pas revenir à un idéal baba cool. «

Le temps

précise-t-elle, libre, ne doit en aucun cas induire l’indifféren­ce des adultes vis-à-vis de l’enfant, dont les besoins de dialogue et d’échange exigent à certains moments disponibil­ité et écoute. Rester attentif afin de susciter, ou de relancer, la curiosité des enfants demeure le rôle essentiel qui incombe aux parents. » Vous ne croyiez pas vous en sortir comme ça, quand même ? Les laisser s’ennuyer et les laisser, à loisir, VOUS ennuyer, tel serait le secret… Point trop n’en faut, malgré tout : à être trop parfaits, on pourrait bien les névroser…

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