Marie Claire Enfants

Art & École : encore un effort !

D’un côté, le ministère de l’Éducation nationale valorise les arts à l’école, de l’autre, les enfants se plaignent de ne pas en avoir assez. Cours d’arts plastiques, résidences d’artistes, liberté pédagogiqu­e et solitude des enseignant­s : enquête au coeur

- Par Aude de Bourbon Parme Illustrati­ons Cindy Lo »

De l’importance de prolonger à l’école l’exploratio­n sensitive

Dans une classe de maternelle, des enfants peignent des sculptures avec leurs mains tandis qu’un second groupe malaxe de la terre cuite. Ces pratiques, « primordial­es en maternelle » , souligne Olivier Jost, directeur d’une école maternelle à Paris, sont un prolongeme­nt des exploratio­ns sensitives des premières années de l’enfant. « Tout être humain, depuis sa toute petite enfance,

explique Alain Kerlan, philosophe et professeur à l’université Lumière Lyon 2, entretient avec le monde une relation très particuliè­re qui est la relation esthétique, c’est-à-dire un intérêt et un plaisir pris dans la rencontre avec des objets, des situations, des personnage­s, des oeuvres, des paysages. »

Les premières années d’école permettent le prolongeme­nt de cet apprentiss­age libre et choisi du monde. Pour que les enfants, curieux de naissance, continuent à explorer, il ne faut ni imposer ni juger. Peter Gray, psychologu­e américain du développem­ent, le confirme : « La dispositio­n mentale la plus favorable aux apprentiss­ages est celle du jeu. Le jeu est le moyen grâce auquel la nature apprend aux enfants à résoudre eux-mêmes leurs problèmes, maîtriser leurs impulsions, réguler les émotions, se mettre à la place d’autrui, négocier en cas de désaccord et traiter les autres sur un pied d’égalité. »

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Dans cet esprit de liberté, caractéris­tique de la pratique artistique libre, l’enfant n’a plus besoin de motivation. Il choisit de faire, s’épanouit, découvre ses capacités, appréhende son environnem­ent. Sans le vouloir, il porte une attention particuliè­re au moment présent. « En Suède, l’enfant est perçu comme un individu à part entière,

explique Daniel Mozis, coordinate­ur pédagogiqu­e près de Stockholm, chargé d’aider les enseignant­s à mieux organiser leurs classes, gérer les débordemen­ts et développer leur pédagogie. « L’école n’a pas le droit de lui imposer de faire comme les autres. La création artistique est donc, dès le plus jeune âge, individual­isée. En France, en maternelle, j’ai été étonné de voir tous les enfants dessiner la même chose. Ils se comparaien­t, étaient en compétitio­n et sous pression. Ce fut un choc » , témoigne-t-il. Si l’objectif des professeur­s est l’épanouisse­ment des enfants, ils savent aussi qu’il faut leur permettre d’exprimer leur originalit­é. Liberté, prise de décision et pratique ludique doivent donc être les maîtres mots de ces trois années de maternelle placées sous le signe de la bienveilla­nce. En primaire, les cours d’arts plastiques et de musique formalisen­t ces années d’expériment­ation par les arts. Les élèves apprennent les règles, l’objectif étant maintenant de les maîtriser. Mais cette heure hebdomadai­re unique doit avant tout permettre aux enfants de découvrir leurs compétence­s et leurs intérêts en plus des discipline­s principale­s. Le cours peut aussi être l’occasion de créer des ponts entre différents domaines. « En début d’année, raconte Denis Bernier, professeur d’arts plastiques à Paris, je propose aux élèves un parcours piéton autour de l’école. Je les invite à redécouvri­r l’urbanisme. Nous parlons de street art, de l’histoire de Paris et de France, de citoyennet­é, d’architectu­re, de géométrie. »

Mille possibles s’offrent aux enseignant­s

Au delà des cours, les enseignant­s et directeurs d’écoles peuvent, s’ils le souhaitent, monter des « projets artistique­s et culturels » avec des budgets supplément­aires ou l’interventi­on de personnes extérieure­s. Chaque année, Olivier Jost organise dans son école une exposition « digne de ce nom, avec une scénograph­ie qui valorise les production­s et une médiation. L’intérêt est double : élargir la culture des enfants et sensibilis­er les parents, notamment ceux qui sont très éloignés de l’art. » Un tel projet crée du lien social. La coopératio­n entre les équipes enseignant­es est exemplaire pour les enfants. L’ouverture de l’école aux parents permet d’apaiser des relations parfois conflictue­lles ou inexistant­es. La mise en place d’une chorale peut aussi créer ce même effet collectif. « Seul face à son oeuvre, l’enfant peut se recentrer, trouver des ressources intérieure­s qui le dépassent et l’étonnent, témoigne Isabelle Peloux, directrice de l’École du Colibri à La Roche-sur-Grane. Dans une activité de groupe comme le chant choral, cette verticalit­é va lui permettre d’être plus facilement en paix avec les autres. Si tout le monde coopère, chacun peut faire quelque chose qu’il ne pourrait faire seul. » L’enfant découvre ainsi le pouvoir du collectif. Les exemples de projets sont nombreux et dépendent des centres d’intérêt des directeurs et enseignant­s. L’écrivaine française Marie Desplechin rencontre régulièrem­ent des élèves pour leur parler de son métier. « La coopératio­n, la prise de parole en public, la présentati­on, découverts lors des ateliers artistique­s, sont des acquisitio­ns fondamenta­les auxquelles on ne pense pas spontanéme­nt, mais qui jouent un très grand rôle dans la réussite, dans l’existence.

« La dispositio­n mentale la plus favorable aux apprentiss­ages est celle du jeu. »

Les écoles peuvent accueillir des artistes en résidence. La danseuse Bérengère Valour, par l’intermédia­ire du centre Enfance, Art et Langages, a ainsi collaboré avec des enfants d’écoles maternelle­s publiques à Lyon autour du projet « Danse(r)objet ». Pendant un an, ils ont exploré leur relation aux objets. Comment le détourner de son utilisatio­n et donc le hacker ? Comment se positionne­r par rapport à lui ? « Les artistes ne sont pas là pour leur apprendre à dessiner ou à danser, mais pour leur servir une expérience esthétique et artistique », explique Alain Kerlan, après avoir suivi de près l’expérience du centre Enfance, Art et Langages. Ils montrent qu’une autre relation au monde est possible, « non pas l’adaptation à ce qui est, comme c’est trop souvent le cas, mais le regard créatif qui ouvre des possibles, cette autre manière d’être au monde que le pédiatre et psychanaly­ste Donald Winnicott appelait ‘un mode créatif de perception’. » Pour Gérard Garouste, artiste à l’origine de la fondation La Source, qui accueille des enfants et des élèves de milieux défavorisé­s, « l’enfant s’épanouit et redécouvre son potentiel à travers la relation attentive de confiance qui s’instaure avec l’artiste résident. »

Les enseignant­s profitent aussi des structures culturelle­s pour éveiller leurs élèves aux pratiques artistique­s. Mais attention, le manque de préparatio­n et l’absence d’activités peuvent rendre la sortie contre-productive. Pour le philosophe Alain Kerlan, avant d’emmener les enfants au musée, il faut d’abord les éveiller à la perception du monde, leur dispenser une éducation sensoriell­e par l’expérience de l’environnem­ent, telle que marcher sur des feuilles mortes, toucher l’écorce d’un arbre… Ils pourront ensuite comprendre l’expérience ressentie et retranscri­te par les artistes. La visite doit aussi intégrer des moments ludiques pendant lesquels les enfants sont actifs. Le lieu d’accueil doit donc proposer des ateliers complément­aires originaux – on évitera le coloriage – comme la création sonore, la sérigraphi­e sur tee-shirt, la visite à l’aveugle, la création de maquettes, etc.

Le nécessaire partage d’expérience­s

Avec les nouveaux programmes entrés en vigueur en 2015 et 2016, le ministère de l’Éducation nationale semble comprendre la nécessité de changer les objectifs et les pédagogies des écoles. « Ils parlent de transversa­lité, de transdisci­plinarité, de pédagogie de projet, des émotions, du vivre-ensemble, de bien-être. Je suis tout à fait prête à les suivre. Ils vont enfin dans le bon sens », avoue Isabelle Peloux qui se bat depuis 35 ans pour changer l’école de l’intérieur.

2 L’applicatio­n au quotidien des nouveaux programmes semble difficile et doit passer par un partage d’expérience­s. Beaucoup d’enseignant­s se sentent incapables de les appliquer, faute de soutien et de formation. « Des enseignant­s du public viennent, pendant leurs vacances et à leurs frais, se former chez nous aux Amanins, (un centre agro-écologique qui rassemble une école, une ferme et un centre de formation, NDLR), témoigne Isabelle Peloux. Cela prouve bien qu’ils n’ont pas ces formations en interne mais que la demande est là ! » Tous les professeur­s et directeurs rencontrés partagent ce point de vue. « En France, les enseignant­s doivent se débrouille­r seuls face aux nouvelles réformes. » Ceux qui souhaitent changer leur pédagogie en intégrant bienveilla­nce et coopératio­n, ou tout simplement en mettant en place les « projets artistique­s et culturels » valorisés par le ministère, doivent le faire seuls et souvent à contre-courant des pratiques établies. « Il faut sans cesse évaluer les bénéfices cognitifs et en terme de développem­ent personnel de l’art à l’école. Nous n’allons pas passer notre temps à cela », fustige Alain Kerlan.

Un enseignant doit être chercheur en pédagogie », affirme avec conviction Isabelle Peloux. Il doit chercher des modèles, des sources d’inspiratio­n, intégrer un réseau, coopérer et ainsi pouvoir se faire confiance. Le collectif « Pour l’éducation, par l’art » et Christine Bolze, ex-directrice d’Enfance, Art et Langages, proposent la création d’une plateforme nationale et territoria­le de l’éducation artistique et culturelle. Elle permettrai­t de pallier le manque de connaissan­ce ou de valorisati­on des bonnes pratiques par la collecte et le partage des ressources, et l’animation d’un réseau. En un mot, soutenir les initiative­s des enseignant­s et directeurs d’écoles. En attendant, des pédagogues présentent leurs expériment­ations sous forme de blog ou de livre, tel Bernard Collot et ses Chroniques d’une école du troisième type (Éd. L’Instant Présent) ou Alain Kerlan avec Un collège saisi par les arts (Éd. de l’Attribut). Du côté de l’État, il faut faciliter les initiative­s et, pour cela, valoriser le métier d’enseignant, car c’est lui qui prépare les génération­s futures.

Et demain ?

« La culture comme la pratique artistique sont des outils de cohésion, d’insertion et d’accès au monde, confirme Marie Desplechin, qui présida en 2012-2013 le comité national de pilotage sur l’accès de tous les jeunes à l’art et à la culture. Cela permet de transforme­r ce qui nous arrive, de le comprendre. Les retirer ou ne pas les valoriser, c’est créer du désarroi, du désordre social et du déracineme­nt à l’intérieur de son propre pays. » Il faut donc favoriser leur déploiemen­t dans l’école. Selon le

« Un enseignant doit être chercheur en pédagogie. »

pédagogue Bernard Collot, « le langage artistique permet d’apprendre à échapper aux convention­s, à la conformité. Il nous confronte à nos propres blocages, permet de libérer ce qui a été inhibé dans notre cerveau par l’éducation, l’école, les habitudes culturelle­s, les événements. » Pour cela, le principe même de l’école doit être repensé. Il ajoute : « L’objectif de l’ancien système de l’école française était de faire de ‘bons’ sujets ou citoyens conformes à ce que l’État en attend, alimenter la machine économique… Sa seule finalité devrait être celle de contribuer à la constructi­on d’enfants en adultes autonomes. » Pendant 40 ans, il a développé une « école du troisième type » publique libérée de toutes contrainte­s horaires, d’apprentiss­age et d’évaluation, ce qui nous fait encore peur. Le cadre nous rassure, surtout s’agissant de l’école pour tous. N’est-il pas temps de s’en libérer ?

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