Vandana Shiva, bonne graine
Militante écoféministe, défenseuse inlassable des petits paysans, en guerre contre les multinationales, Vandana Shiva est plus utile que jamais à la compréhension du vivant et à sa protection. La lecture de son livre Qui nourrit réellement l’humanité ? enfin traduit, est indispensable.
Àla fin du mois d’août dernier, on croisait son sourire, son chignon désormais grisonnant et son sari… sur un écran. Vandana Shiva participait depuis Delhi, en visioconférence, à Agir pour le Vivant, un festival organisé à Arles par Françoise Nyssen, ex‑ministre de la Culture redevenue patronne des éditions Actes Sud. Pas étonnant de la trouver là : elle écume les conférences et meetings dans le monde entier au point que ses détracteurs la qualifient de conférencière de luxe, qui ne prendrait pas la parole à moins de 30000 $. Cheffe de file de l’altermondialisme, en lutte plus particulièrement ces derniers mois contre Bill Gates et autres stars du philanthrocapitalisme, elle était invitée à s’exprimer sur la souveraineté ali‑ mentaire, rendue plus fragile et cruciale que jamais. Elle ne tourne pas autour du pot : « Notre système mondialisé de production et de distribution de marchandises ne vise pas à nourrir l’humanité. Il détruit les forêts – et le vivant, de façon générale – et crée ainsi les conditions de l’émergence de nouveaux virus. Tel est le résultat d’un système conduit par l’avidité. Les virus, les maladies en tout genre, naissent des conséquences de la destruction du vivant par les géants de l’industrie, agroalimentaire en tête. Forêts décimées, animaux boutés hors de leur habitat naturel, populations autochtones chassées sont les conditions profondes qui permettent la naissance de maladies. » Impossible pour elle, et ce depuis toujours, de dissocier la santé de la planète de la santé de l’humanité. Elle est née en Inde, au pied de l’himalaya, en 1952, d’une mère réfugiée pakistanaise devenue fermière et d’un père ancien de l’armée britannique reconverti en garde forestier. En son temps, le grand‑père maternel s’était engagé pour l’éducation des filles dans les zones rurales et il est mort lors d’un jeûne de protestation. Sa mère, quant à elle, était une ardente défenseuse de l’autosuffisance alimentaire. Très tôt, Vandana prouve qu’elle a de qui tenir. Elle raconte souvent qu’à 6 ans, elle a refusé un cadeau, un sari en nylon, pour conserver ses habits de coton biologique. Docteure en physique quantique et en philosophie, elle aurait pu devenir prof ou physicienne nucléaire mais, s’amuse‑t‑elle dans un entretien accordé à Libération en 2019 : « Je ne suis pas assise avec mon petit morceau de papier et mon petit stylo en train de résoudre des équations quantiques. » Fondatrice d’une ferme écoresponsable avant l’heure, elle mène la fronde des petits paysans, engagés sans qu’on n’emploie l’ex‑ pression à l’époque, dans l’agriculture durable, menacée et combattue par la « révolution verte » menée alors par l’inde pour booster sa productivité agricole à coups d’intrants chimiques. Elle en fait le récit en 1988 dans Staying Alive, son premier best‑seller qui jette les bases de son écoféminisme. Elle embrasse la cause des femmes, exclues d’office de la société indienne. À la fin des années 80, le géant des intrants chimiques et des graines Monsanto commence à par‑ ler de breveter les semences, et Vandana Shiva comprend qu’elle peut se faire entendre. Elle lance Navdanya, un centre de formation agricole et un mouvement de sauvegarde des semences. Son réseau de banques de graines a essaimé sur les cinq continents. Elle s’est ainsi opposée à la brevetabilité et à la marchandisation du vivant, qui voudrait que quelque chose que la nature nous offre devienne payant. Ceci, elle l’a compris très tôt. Elle était bien seule alors et ne s’est jamais découragée. En 1993, le combat paye, le jury du Right Livelihood Award lui décerne son prix Nobel alternatif.
Publié en 2015 mais traduit en français il y a quelques mois seulement, Qui nourrit réellement l’humanité ? (Éd. Actes Sud) est un plaidoyer pour l’agroécologie. Car à la question posée dans le titre, sa réponse est la suivante : «70 % des aliments que nous consommons proviennent des petits exploitants, qui travaillent sur des parcelles de taille modeste. » Contre le paradigme dominant de la pensée industrielle, elle milite pour la loi de la réciprocité, selon laquelle tous les êtres vivants prennent autant qu’ils donnent. Cette théorie fondée sur le vivant s’intéresse à la terre et aux petits producteurs… notamment aux productrices, à qui elle consacre un chapitre. Et de rappeler que les grandes entreprises mondiales ont tiré parti des fondements jetés par la science masculine pour rendre invisibles les connais‑ sances et la productivité des femmes, en négligeant sciemment la diversité de la production agricole. « Un rapport de la FAO indique qu’elles utilisent davantage de diversité agricole que n’en connaissent les agronomes. Au Nigeria, elles plantent jusqu’à 57 espèces dans un seul potager ; dans le secteur agricole indien, les femmes utilisent 150 espèces différentes de plantes pour se nourrir, nourrir les bêtes et se soigner. Leur rôle de premier plan a été systématiquement réfuté (…). Les femmes sont invisibles en tant qu’agricultrices parce qu’un système économique patriarcal ne comptabilise pas leur production comme du travail. » Avec Vandana Shiva, les femmes et le vivant redeviennent visibles.
“Les agricultrices sont invisibles parce que l’économie patriarcale ne comptabilise pas leur production comme du travail.”