Marie Claire Hors-série Food

Masami Charlotte Lavault, jardinière particuliè­re

- Par Catherine Castro Photos Cyrille George Jerusalmi

Elle avoue n’utiliser que trois outils. Mais le splendide champ que la jeune Franco‑japonaise a fait sortir de terre au coeur du quartier de Belleville, à Paris, en dit long sur le lien que cette érudite entretient avec les cycles de la nature. Elle nous a reçus pour partager un peu de son mystère.

« Vous traversez le cimetière de Belleville, au bout de l’allée centrale, il y a une porte verte, c’est là. » Là, c’est Plein Air Paris, le champ de fleurs de Masami Charlotte Lavault, créé en 2017 à deux pas du métro Télégraphe. Une respiratio­n dans la ville saturée d’ozone. Plus de deux cents espèces de fleurs sauvages et cultivées y poussent « en plein air, en pleine terre », sans engrais ni pesticides, sur 1200 m2. Vendues en vrac avec précommand­e sur Internet. Perchées sur un mur ou une branche, les pies jacassent, bien plus bruyantes que les jeunes femmes qui discutent au fond du champ, Macbook ouverts sur une table en bois. Réunion en short et au grand air avec Masami Charlotte, Anna, son associée depuis le printemps, Lioubliana, de Pépins Production, et Stéphanie, en bac pro à l’école supérieure d’agricultur­es d’Angers. La floricultr­ice franco‑japonaise vient à ma rencontre, ses sandales contournan­t les rangées de plantation­s avec agilité. « Sous l’arbre, on sera bien. » L’arbre en question est un micocoulie­r dont l’ombre ramènerait un fantôme à la vie.

« TRAVAILLER AVEC LE VÉGÉTAL M’A APPRIS L’HUMILITÉ »

Avant de consacrer ses jours et ses nuits aux fleurs, Masami Charlotte était designer d’accessoire­s à Londres. « Je vais vraiment faire ça toute ma vie ? Le boulot le plus inutile du monde? » À 25 ans, elle démis‑ sionne, pour se lancer dans l’agricultur­e. Elle s’exprime comme perfusée aux cinq éléments, organiquem­ent liée au vivant. Ce qu’elle sait, elle l’a appris dans des fermes au Maroc ou au Japon, dans les livres, « un savoir empirique assez obscur ». Une rare dose d’érudition, plutôt. L’étude de la biodynamie l’a initiée aux cycles de vie des éléments et des organismes. « Travailler avec le végétal, regarder ces organismes naître, vivre et mourir m’a appris l’humilité. Avant l’hiver, il faut préparer la mort des plantes. Celles que je laisse en terre vont nourrir le sol et la microfaune. » Comme en une méditation sans fin, la terre et le vivant respirent sans relâche. « En automne et en hiver, tout tombe, les animaux s’enfouissen­t, le cosmos est stocké dans les racines, les tubercules, c’est l’inspire de la terre, elle reprend son souffle. Au printemps, elle libère son énergie, sa sève, c’est l’expire. Les mêmes cycles rythment le jour et la nuit. » Ce matin, avec sa coloc végétale, elle par‑ lait de chorie. Jamais entendu ce mot. « Il désigne la disséminat­ion des graines par le vent, les animaux. L’histoire des plantes témoigne d’une sale histoire coloniale, faite de déplacemen­t d’espèces européenne­s pour créer des plantation­s, de destructio­n du biotope, de déplacemen­t et de morts de millions de personnes. Les collapsolo­gues affirment que la catastroph­e est à venir.

Mais elle a déjà eu lieu aux xve et xvie siècles, avec la colonisati­on!» Discuter avec Masami Charlotte fait gagner des points de Q.I. Quand en juin, la pluie est revenue après six semaines de sécheresse, elle a posté une merveille de texte sur le pétrichor, l’odeur que prend la terre après la pluie. Autour de nous, le champ résiste comme il peut à la brûlure du soleil, avec l’irrigation en soupape. « En regardant les plantes, on peut imaginer à quoi ressembler­a l’île‑de‑france en 2050 : au bassin méditerran­éen. » Pour s’adapter et ne pas irriguer pendant dix ans, elle a planté une haie d’espèces méditerran­éennes, composée notamment d’arbousiers asiatiques.

Trois ans ont passé depuis qu’elle a signé le bail de ce qui n’était qu’une prairie de chiendent. « J’avais zéro légitimité, zéro compétence en agricultur­e, zéro capital, zéro réseau à Paris. » En chemin, elle s’est allégée. « Je ne me sens pas bien avec le matériel, je suis allergique aux trucs. C’est plus simple de vivre avec rien. » Quand beaucoup d’agriculteu­rs cultivent le fétichisme de l’outil, elle n’en utilise que deux : une grelinette –griffe à bêcher– forgée à la main et une épinette, sécateur aux fines lames. Plus un couteau japonais. Avoir grandi « dans le fourbi » l’a vaccinée contre l’encombreme­nt. « Ma mère est libraire. Il y avait plus de mille caisses de bouquins chez nous, ça montait jusqu’au plafond, comme une marée lente. »

« J’AI FAIT NAÎTRE MES FLEURS, JE NE PEUX PAS LES ABANDONNER »

Cette force de la nature tapie dans une silhouette d’adolescent­e travaille 70 à 80 heures par semaine. « Ma vie a du sens, ça me va. » Sa liberté, plus chérie que ses fleurs, elle la paie plein pot. « Les fleurs sont des tyrans. Dix mille êtres qui ont besoin de soin. Je les ai fait naître, je ne peux pas les abandonner, c’est un engage‑ ment. » Jamais elle n’oserait exiger d’un salarié ce qu’elle s’impose. « Si je vois un ami, je devrai travailler la nuit pour rattraper. » Elle rit. « Le capitalism­e est entré en moi à 100%, je pratique l’auto‑esclavage. » Elle s’est aussi associée à une ferme du Perche qui va produire des fleurs sous son pilotage. Des femmes la contactent, qui voudraient faire comme elle. « Tu veux mes joies? Prends aussi mes peines, ma sueur, mon sang, mes larmes. » Les fleurs ne la nourrissan­t pas, elle fait des traduction­s de l’allemand et de l’anglais en français. Dans deux heures, elle part dans le Perche. « Je déteste les arrivées. Ce que j’aime, c’est le voyage. »

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 ??  ?? C’est sans engrais ni pesticides et munie de son épinette que Masami Charlotte Lavault cultive et vend les fleurs de son champ parisien (pleinair.paris). Une prairie de chiendent à laquelle elle a redonné des couleurs.
C’est sans engrais ni pesticides et munie de son épinette que Masami Charlotte Lavault cultive et vend les fleurs de son champ parisien (pleinair.paris). Une prairie de chiendent à laquelle elle a redonné des couleurs.
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