Marie Claire Hors-série Food

Le fooding a 20 ans

- Par Mina Soundiram

Si Paris, Marseille ou Lyon sont truffées de bonnes tables accessible­s et que la course à la nouveauté fait rage; si l’on parle aujourd’hui de « cave à manger » et de « sophistroq­uet »; si la bouffe est devenue notre sujet de conversati­on préféré, c’est grâce au Fooding et ce, depuis 20 ans.

« On nous donnait 20 jours, 20 semaines, 20 mois… ça fait 20 ans aujourd’hui », s'amuse Emmanuel Rubin, cofondateu­r du Fooding, devenu compagnon de croûte. « Il y a une différence entre être dans la mode et être dans la modernité. Le Fooding s’inscrit clairement dans la seconde propositio­n, quoi qu’aient pu penser ses détracteur­s. » Les antennes toujours en alerte pour trouver les spots qui font l’époque et dénicher de nouvelles toques prometteus­es, ou même de nouveaux artistes, le Fooding a révolution­né le monde de la gastronomi­e en France. Voici ce qu'on leur doit.

La déringardi­sation de la gastronomi­e

« Je pense que, malgré sa notoriété, on ne reconnaît pas au Fooding tout ce qu’il a révolution­né dans le milieu », confie Emmanuel Rubin. Reposons les bases : nous sommes au début des années 2000 et si toutes les autres formes d’art, notamment la mode et la musique, sont au sommet de la hype, la gastronomi­e est à la ramasse. Seules les grandes toques sont reconnues, les critiques gastronomi­ques sont achetés à coups de déjeuners de

presse et ne voient pas plus loin que le bout de leur fourchette. Absolument convaincus de la suprématie de la gastronomi­e française, ils n’ont que peu de curiosité pour ce qui se passe hors des quartiers bourgeois. Sans parler de la province ou de l’étranger. « Ce monde me faisait honte, il me dégoûtait. La création du Fooding fut salvatrice », se souvient Alexandre Cammas, son fon‑ dateur. Soutenu par Marine Bidaud, directrice associée : « On a voulu mener une petite révolution en combattant un système qui était assez établi. On voulait être moderne et jeune, il n’y avait pas de plafond de verre car tout était possible. » La petite bande commence par organiser des événements avec de jeunes cuisiniers, en sortant des quartiers bourgeois, en allant chercher des talents en région ou même à l’étranger. Pour la première remise de prix, le comédien Édouard Baer et le journalist­e Henry Chapier, tous deux animateurs sur Radio Nova, présentent le palmarès. Ariel Wizman mixe dans les rayons de la Grande Épicerie de Paris. C’est un semi‑flop, le monde n’est pas prêt. Plus tard, en 2002, alors que le Palais de Tokyo vient tout juste d’être inauguré, le Fooding organise une grande fête sous forme de pique‑nique géant en plein hiver. Une franche réussite qui fait bouger les lignes d’un milieu jusqu’alors si peu perméable aux autres discipline­s : le cinéma et l’art contempora­in s’y aventurent, attirés par

la nouveauté. C’est à ce moment‑là qu’alexandre Cammas et ses associés de l’époque, Emmanuel Rubin et Julia Sammut, com‑ prennent que le contexte commence à être propice à la coolificat­ion de la bouffe – on ne dit pas encore la food. Ils sont également les premiers à exporter leurs événements à l’étranger, à Londres, New York ou Milan. Marine Bidaud se souvient : « Il fallait que l’on ait du cran pour oser tout cela! Parfois même, on se disait ‘on est en train de faire n’importe quoi, là’, mais on y allait quand même ! » « Si Omnivore existe, c’est parce que le Fooding a défriché le terrain en éduquant toute une population au cool. Pareil pour Fulgurance­s. Toutes ces bonnes initiative­s qui déringardi­sent la bouffe sont nées grâce au travail du Fooding », remarque Emmanuel Rubin. Finalement, si la gastronomi­e du XXIE siècle en France est ce qu’elle est, de près ou de loin, c’est grâce au Fooding qui a su faire rentrer la bouffe dans son époque. « Le goût de l’époque », c’est justement leur motto.

L'invention de la bistronomi­e

Le Fooding a souvent inventé des mots pour des concepts et ten‑ dances naissants : cave à manger, sophistroq­uet… C’est le jour‑ naliste gastronomi­que Sébastien Demorand qui, lors d’une de leurs réunions, lance le mot. La bistronomi­e, contractio­n de « bistrot » et « gastronomi­e », née au début du siècle, s’applique à ces tables composées d’une petite équipe et travaillan­t des pro‑ duits locaux via une cuisine inventive souvent orchestrée par des chefs formés dans de grandes maisons. Un véritable temps fort pour la gastronomi­e française. Pour Emmanuel Rubin :

« la bistronomi­e, c’est le Fooding et personne d’autre. » C’est un nouveau genre de resto et, de ce fait, toute une nouvelle généra‑ tion de chefs qui ont révolution­né le paysage tricolore. La bistro‑ nomie a d’abord remis le bon produit au coeur de l’assiette. Souvent locavore, elle s’est appliquée à faire la part belle aux petits producteur­s. Elle a su démocratis­er la gastronomi­e avec des prix accessible­s. Témoin de cette nouvelle ère, Édouard Baer se souvient des premiers bégaiement­s de la bistronomi­e : « À l’époque, je n’avais pas l’impression d’assister à la naissance d’un mouvement mais je trouvais ça amusant. C’était nouveau, internatio­nal et surtout pas prétentieu­x. » Pour le magazine Jésus !, Alexandre Cammas se souvient : « On voit que les choses commencent à bouger avec le restaurant Mon Vieil Ami, sur l’île Saint‑louis, repris par le chef Antoine Westermann. On y mange très bien, c’est une grande table d’hôte, c’est moderne. C’est pour ce res‑ taurant‑là qu’on invente le mot ‘bistronomi­e’. » En papes de ce mouvement, les chefs Yves Camdeborde et Stéphane Jégo, à la tête de leurs propres restaurant­s, décomplexe­nt toute une jeune génération de chefs.

La foi dans le collectif

Voilà ce que l’on doit également au Fooding, son intelligen­ce à créer un label, à s’entourer d’une génération sincère. « Et si je peux me permettre, au‑delà du collectif, c’est avant tout une belle aventure humaine », avance Alexandre Cammas en comptant le nombre de bébés Fooding. Avec une vingtaine de personnes dans les bureaux du boulevard Bonne Nouvelle où ils ont récemment emménagé, et plus de 700 contribute­urs satellites, le Fooding peut se targuer d’avoir engendré toute une génération de foodies. « On y est tous passé un jour ou l’autre ou on connaît tous quelqu’un de près ou de loin qui a travaillé avec eux, que ce soit un journalist­e, un DA, un chef, un illustrate­ur… », s’amuse la jour‑ naliste Raphaële Marchal. La liste des amis du Fooding est longue. Pour certains, si le Fooding a pu s’épanouir jusqu’à peser aujourd’hui quelques millions d’euros, c’est notamment grâce à son manque d’ego. Alexandre Cammas et Marine Bidaud ne se mettent pas en avant, et c’est au profit de toute la petite bande, à l’inverse du critique gastronomi­que de l’époque pré‑fooding, enfermé sur lui‑même. « Derrière le collectif, c’est l’émulation, et elle existe encore, note Emmanuel Rubin. Prenez Omnivore, Fulgurance­s ou encore Polonsky and Friends (ndlr : agence fondée par Anna Polonsky, passée par le Fooding), toutes ces bandes‑là se sont créées parce que le Fooding a ouvert la voie. » Finalement, le Fooding, c’est plus qu’un collectif, c’est une génération de chefs (Inaki Aizpitarte, Bertrand Grébaut, Tatiana Levha), de concepts (la bistronomi­e, les cuisines faubourgeo­ises) et de milliers de gens qui ont fait leur outing food.

Le décloisonn­ement de la cuisine

C’est tout le génie du Fooding : envisager que toutes les cuisines ont du sens si elles sont sincères. Si, aujourd’hui, la street food et les cuisines périphériq­ues sont médiatisée­s, c’est parce que le Fooding est passé par là. « Parler de gastronomi­e est un prétexte pour aborder des sujets plus vastes; avant tout, nous souhaition­s que les choses changent. C’est pourquoi nous avons développé ‘Plat de résistance!’ à la suite des attentats ou de la crise du coronaviru­s; on souhaite également faire passer des messages politiques, explique Marine Bidaud. On fait ce qui nous fait plaisir en étant transverse­s. Je pense que notre force est d’avoir réussi à mélanger les genres. » C’est ça, le Fooding, réussir à mêler différents mondes, mixer musique et cuisine sur fond d’art contempora­in, par exemple. C’est aussi accueillir sur scène (ou sur table) les meilleurs chanteurs, groupes et DJ français depuis 20 ans (Christophe, Katerine, La Femme, Benjamin Biolay, Soko, DJ Mehdi, Lomepal, Philippe Zdar, Laurent Garnier…) et quelques stars internatio­nales (Red Hot Chili Peppers, Mike D, Keziah Jones, James Murphy, Jay‑jay Johanson…). « Je me souviendra­i toujours du groupe Moriarty, raconte Alexandre. C’est leurs débuts, ils galèrent un peu, alors on leur propose de nous suivre sur notre événement ‘Le Grand Fooding d’été’. Ils nous ont finalement accompagné­s pendant deux mois. » Le Fooding accompagne son époque à travers des gens, un public. « Même les modeux sont devenus des foodies : tu achetais des pompes Jimmy Choo, maintenant t’achètes du yuzu. Tu passes de la Maison Weston à la Maison Plisson », s’amuse Emmanuel Rubin.

La décocardis­ation de la gastronomi­e française

Remontons au début des années 2000. Si la scène gastronomi­que n’est pas tout à fait ce qu’elle est devenue aujourd’hui, le tout jeune guide se distingue par son envie de sortir hors des quartiers bourgeois et de s’ouvrir à d’autres cuisines, plus métis‑ sées. « Je crois que J.F. Bizot (ndlr : le patron de Nova et premier à avoir rendu l’aventure Fooding possible) est en partie responsabl­e de cela, raconte Edouard Baer. Il avait le chic pour confronter les mondes, il pouvait très bien emmener les bourgeois dans des clubs à Montreuil ou, à l’inverse, ramener la banlieue dans les quartiers huppés. C’est un peu ce que je retrouve dans le Fooding, l’esprit Bizot! » Aujourd’hui, même certains quartiers émergent grâce à l’implantati­on du bon bistrot ou de la bonne table qui rendra le voisi‑ nage plus attractif. Et si les chefs osent s’aventurer dans des no food’s land comme jadis le XIXE ou le XXE arrondisse­ment de

Paris, c’est parce qu’ils savent que le Fooding les suivra. La gastronomi­e française reste l’une des plus belles au monde, mais elle va devoir partager son pouvoir. À cette époque‑là, Alexandre Cammas et Emmanuel Rubin se disent que le monde entier est en train de s’éveiller à la gastronomi­e, que tout se passe à l’étranger et que la France est à la traîne. « La cuisine s’exprime dans plein de pays émergents, dans les pays nordiques ou même en Angleterre dès la fin des années 90 avec la New British Food et toutes les cuisines fusion », se souvient Cammas. Dès la première remise des prix, la team invite une ville étrangère et une ville de pro‑ vince. « On a levé le nez de l’assiette, vu plus loin que le bout de notre fourchette ; désormais, tout comptait : le décor, l’ambiance, les prix autant que l’assiette. »

 ??  ?? En 2014, lors de la cérémonie de remise des prix en compagnie de Nora Hamzawi et du chef (dé)culotté The Naked Chef.
En 2014, lors de la cérémonie de remise des prix en compagnie de Nora Hamzawi et du chef (dé)culotté The Naked Chef.
 ??  ?? Publicité tirée du Guide Fooding 2007.
Publicité tirée du Guide Fooding 2007.
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À la table : Alexandra Senes, Jean‑françois Bizot et Édouard Baer.
La toute première cérémonie de remise des prix du Fooding à l’alcazar en 2001. À la table : Alexandra Senes, Jean‑françois Bizot et Édouard Baer.
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Le chef Inaki Aizpitarte et le comédien Philippe Katerine font la popote pour la 10e remise des prix du Fooding.
 ??  ?? Le Grand Fooding s’exporte à Milan en 2010 avec le chef René Redzepi.
Le Grand Fooding s’exporte à Milan en 2010 avec le chef René Redzepi.
 ??  ?? Jamel Debbouze et les Club Sandwich au Cirque d’hiver, lors de la cérémonie de remise des prix de 2013.
Jamel Debbouze et les Club Sandwich au Cirque d’hiver, lors de la cérémonie de remise des prix de 2013.
 ??  ?? Le chef étoilé Alain Passard et toute la génération qu’il a engendrée lors de l’événement Alain Passard et les Arpégiens, en 2014.
Le chef étoilé Alain Passard et toute la génération qu’il a engendrée lors de l’événement Alain Passard et les Arpégiens, en 2014.

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