Cuisines d’afrique, c’est pour aujourd’hui et pour demain
La richesse du patrimoine culinaire subsaharien est inversement proportionnelle à sa représentation. Mais de jeunes chef·fe·s s’activent à changer la donne. À commencer par Mory Sacko qui nous propose 3 recettes en exclusivité.
Jus de bissap ou de gingembre, fonio, farine de manioc, poudre de baobab, confiture de tamarin… Ils sont apparus timidement dans les rayons des boutiques bio, des épiceries fines et sur certaines cartes de bars branchés. Depuis quelques années, l’afrique se fait une place dans le paysage culinaire occidental. Mais face à la photogénie du matcha, la versatilité du za’atar et la sexiness de la babka, la concurrence est rude. « Les produits africains sont plus difficiles à trouver et les Parisiens ont peur d’aller dans le quartier Château Rouge, à cause des clichés relayés par les médias. Il n’y a pas non plus de Grande Épicerie version africaine », déplore Elis Bond, sacré « jeune talent 2019 » par le Gault & Millau. Haïtien‑guyanais arrivé en France à 6 ans, le chef autodidacte a ouvert en janvier dernier Mi Kwabo, dans le 9e arrondissement parisien. Sa cuisine mêle fruits et légumes des prestigieux Vergers Saint‑eustache, produits africains de Château Rouge et épices de chez Nomie. «J’utilise des techniques françaises pour travailler ma cuisine avec des produits d’afrique. Manioc en trois façons, riz sauce pois émulsionné au lait de coco… À la fin de chaque service, je fais un tour de salle avec un plateau pour présenter, à l’état brut, tous les produits utilisés. »
Une pédagogie cruciale pour populariser les cuisines d’afrique, selon Christian Abégan, chef franco‑camerounais formé au Cordon Bleu, à Paris, et auteur d’un livre sur Le Patrimoine culinaire africain
(Éd. Michel Lafon). On conçoit d’autant moins comment une telle richesse peut encore échapper aux palais occidentaux. « La tendance culinaire de demain, c’est l’afrique. Mais il faut actualiser cette cuisine . »
Cet état d’esprit correspond peu ou prou à celui de Mory Sacko, ancien de Top Chef,
dont le restaurant parisien Mosuke est la sensation de cette rentrée. « C’est à nous, les chefs africains ou afro‑descendants, de faire le boulot! Je sens que le contexte est propice. Après la passion pour l’asie, l’engoue‑ ment pour la Scandinavie, le public est mûr pour de nouvelles influences, qui sont encore méconnues. » Sa façon à lui de rendre hommage à la cuisine de son enfance, ce n’est pas en pratiquant la fusion – « c’est horrible, la fusion, ça donne des sushis au maffé », rigole‑t‑il – mais en instillant de l’afrique par le produit, la technique ou l’assaisonnement. Par exemple, sa recette de sole (page 50) est composée d’un pro‑ duit français cuit selon une technique afri‑ caine (feuille de bananier) et assaisonné à la japonaise, autre répertoire fondateur du jeune chef d’origine malienne.
Adapter, c’est aussi une des missions du Chef Anto, alias Anto Cocagne, lauréate du prix Eugénie Brazier en 2018. Ancienne élève de la prestigieuse école Ferrandi, cette Franco‑gabonaise s’est mise à son compte en 2016 pour devenir cheffe à domicile et consultante. « Je travaille la cuisine traditionnelle de façon moderne, pour donner envie. Il faut parler le langage du pays dans lequel on est. Le gros défi, c’est d’exécuter un plat traditionnel avec le même goût, mais présenté différemment. » Et pour familiariser les gens avec des produits intimidants, elle mise sur la créativité. Son livre Goûts d’afrique (Éd. Mango) pro‑ pose notamment une poire Belle‑hawa, pochée au bissap. « On pourrait imaginer un paris‑brest aux cacahuètes devenu un paris‑dakar, faire un risotto avec du fonio, souffler du sorgho comme du maïs, utiliser le moringa comme du matcha… » C’est en collaborant avec des traiteurs
qu’elle a constaté ce paradoxe : l’appétit pour les cuisines d’afrique est manifeste, mais les lacunes sont immenses. « Dans leurs bibles, où figurent des recettes de tous les pays, le Maghreb est représenté, mais pour l’afrique subsaharienne, rien ! Ça vient d’un manque de connaissances, mais il n’y a pas non plus beaucoup de littérature, ni d’ambassadeurs de cette cuisine. » Déjà animatrice d’une émission culinaire sur Canal+ Afrique, elle a décidé d’em‑ brasser ce rôle. Ateliers de cuisine (« complets même en semaine, avec une majorité de Caucasiens »), plats cuisinés et un festival, We Eat Africa, né en réaction à ces manifestations culinaires qui célèbrent la gastronomie mondiale sans inviter un seul chef africain.
Aucun restau africain dans le Michelin et seulement deux (dirigés par des Blancs) parmi les 120 meilleures tables du monde selon le classement 50 Best. Le continent noir reste mystérieuse‑ ment absent des classements gastronomiques dits « internatio‑ naux ». Le Bocuse d’or, compétition internationale née en 1987, a inauguré sa première sélection continentale africain il y a seu‑ lement deux ans. Alors, faut‑il compter uniquement sur la diaspora pour faire rayonner la cuisine panafricaine ? Le chef et consultant Loïc Dablé est persuadé du contraire. En 2017, deux ans après l’ouverture du Café Dapper, un restau gastro africain niché dans le musée parisien du même nom, il fait ses valises direction la Côte d’ivoire, le pays de ses parents. « Quand je travaillais dans des étoilés ou des palaces, j’étais frustré. Je proposais de l’igname ou des bananes plantain, mais je sentais moins d’en‑ thousiasme que pour les produits japonais ou argentins. Et au
Café Dapper, je n’ai plus trouvé de cohérence à parler de cuisine afro‑fusion depuis la France. J’avais besoin de me rapprocher des produits.» À Abidjan, il ouvre un centre de formation inédit en Afrique francophone, Le Panaf. «Le métier de cuisinier a long‑ temps été relié à celui de boy, donc très mal vu. Aujourd’hui, grâce aux émissions de cuisine et à la médiatisation des chefs, on commence à le valoriser. Les jeunes Africains sont très demandeurs, mais les centres étatiques ne sont pas à la hauteur et les grands instituts sont réservés à une élite.» Des jeunes qui veulent surtout «s’émanciper de formations déconnectées de l’aspect culturel africain pour une approche qui leur ressemble, sans condescendance ». De ce besoin est né, au printemps, pendant le confinement, L’école Itinérante. Une formation numérique autour des métiers de l’hô‑tellerie‑restauration, accessible à tous. « Ça permet aux jeunes d’acquérir une formation théorique et qualifiante à distance. Le numérique est un outil qui peut faire la différence. » Lui aussi estime indispensable de « s’affranchir de la validation de l’Occident » et de « construire nos propres référentiels ». Mais il regrette que les Africains eux‑mêmes « ne valorisent pas leur patrimoine culinaire, donc on ne peut pas reprocher aux autres de ne pas le faire ». L’historienne culinaire américaine Jessica B. Harris, autrice de nombreux ouvrages sur la cuisine de la diaspora africaine, partage la même impression outre‑atlantique : « C’est compliqué, car la cuisine noire américaine est, à la base, une cuisine issue de la condition d’esclave. Donc dévalorisée, car c’est une cuisine de travailleur. Quand je parle aux jeunes Noirs américains, je leur fais comprendre que c’est grâce à cette cuisine, aujourd’hui dénigrée, qu’on a survécu ! »
Avec le Waly‑fay, ouvert en 1997 dans le 11e arrondissement de Paris, Olivier Thimothée fait figure de pionnier. Dans ce restau à la clientèle éclectique, où l’on mange des plats traditionnels d’afrique de l’ouest et des Antilles, il combat cette mésestime du patrimoine culinaire africain – jusque dans ses propres rangs.
« Ma passion, c’est de trouver de très bons produits. Mais pour les Africains, c’est la cuisine de leur mère, ils sont même étonnés que des Blancs viennent manger ici ! Et on retrouve le même cliché des deux côtés : la bouffe africaine ne doit pas être trop chère. » Une « idéologie persistante » qu’il relie au « passif historique hyper lourd » entre l’occident et l’afrique. Cet héritage colonial et esclavagiste expliquerait donc pourquoi les chefs français peinent à sortir de la trinité italo‑nippo‑levantine et à créer des ponts avec la gastronomie panafricaine ? « La France est hyper ethnocentrique, très invasive culturellement et longue à reconnaître l’apport d’autres cultures », insiste Olivier Thimothée. « La cuisine japonaise, par exemple, est radicalement différente, mais historiquement, cette culture n’a pas été dévalorisée. » Anto Cocagne, elle, avance la crainte qu’ont les chefs d’être accusés d’appropriation culturelle.
« Le chef britannique Jamie Oliver s’est fait crucifier pour sa recette du riz jollof! C’est dommage, des plats à quatre mains seraient très intéressants pour promouvoir nos recettes. » De son côté, Jessica B. Harris admet que la question demeure « très épineuse », mais s’interroge : « À quoi ressemblerait la cuisine française sans les Medicis ? Il faut aussi rappeler qu’il n’y avait pas de tomates en Europe, ni de piments en Asie avant Christophe Colomb! Il ne s’agit pas tant de ne pas emprunter que de reconnaître, rendre hommage et remercier. »
La gastronomie semble donc l’ultime domaine artistique sur laquelle l’afrique n’a pas encore laissé son empreinte. Le festival pluridisciplinaire Africa 2020 (reporté pour cause de Covid‑19) a pour ambition de « mieux faire connaître l’afrique contemporaine aux Français » à travers des projets culturels, coproduits avec la société civile africaine, et notamment un volet art de vivre. « L’apport des arts africains et caribéens à la musique, l’art ou la danse à travers le monde est immense, et les gens l’ont accepté sans difficulté », sourit Jessica B. Harris. « L’être humain est à la fois curieux et renfermé, mais c’est la curiosité qui s’impose. Pour ce qui concerne la cuisine, j’ai confiance. Son tour viendra. »