TOURS DE TABLE
DES FESTINS DE LOUIS XIV AU HASHTAG “FOOD PORN” D’INSTAGRAM, LA TABLE EST DEPUIS TOUJOURS LE THÉÂTRE DE MISES EN SCÈNE SPECTACULAIRES.
CET HÉRITAGE FRANÇAIS PORTÉ HAUT PAR D’AUGUSTES MAISONS NE CESSE DE SE MODERNISER. LA JEUNE GÉNÉRATION N’EST PAS EN RESTE,
QUI SE PASSIONNE POUR LE VINTAGE. AUJOURD’HUI, TOUT EST PERMIS!
“Les Arts de la table français”, “Comment recevoir à la française?”, “L’Art et la table”, “La Passion des arts de la table”, “Recevoir simple & chic” : on dénombre pléthore d’ouvrages sur le sujet, comme une preuve de notre goût si français pour les belles tables dressées. S’il y a une chose à retenir de ces publications, c’est qu’il n’y a plus rien à retenir! La table est décomplexée. On ne s’oblige plus à utiliser trois fourchettes différentes en fonction du plat, mais on peut aimer continuer à disposer trois verres en diagonale ou récupérer les napperons de nos aïeules comme centres de table. On s’affranchit des codes pour mixer les styles, les années et les références. Les services complets ont disparu des listes de mariage ? Cela n’empêche pas des jeunes gens d’écumer les dépôts Emmaüs à leur recherche, comme l’artiste Sarah Espeute. “Je tiens cela de mes parents. J’ai grandi avec de beaux objets manufacturés, j’ai mangé tous les jours dans des assiettes de la manufacture de Digoin!” Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est cette sensibilité sensuelle que les Français ont pour les objets de la table et le savoir-faire. Les fleurons du secteur, Bernardaud, Faïencerie de Gien, Christofle, Ercuis, Puiforcat, Baccarat, Saint-Louis ou la Manufacture de Sèvres en tête, portés par le Comité Colbert, rayonnent dans le monde. La céramique connaît, elle, un nouvel essor dans les arts de la table, poussant ainsi la maison Revol à se réinventer et à proposer des collections plus brutes signées Noé Duchaufour-Lawrance. Nos habitudes culinaires changent et, avec elles, nos achats de vaisselle.
NOUVELLE VAISSELLE POUR UNE NOUVELLE VIE
Au XXe siècle, l’innovation passe par la réflexion des designers. Dès 1987, Pierre Paulin collabore avec la Manufacture nationale de Sèvres pour un service d’assiettes octogonales, le seul service dont la forme a été créée après les années 60 à Sèvres. Andrée Putman dessine, pour sa part, le set de vaisselle complet du “Concorde”. Dans les airs ou sur l’herbe, l’époque est à la praticité et à l’audace, comme lorsque Bernardaud a fait appel au photographe JR pour décorer une assiette et “bousculer les codes esthétiques traditionnels”. L’art de la table n’a pas de limites. Selon le comité professionnel des Arts de la table Francéclat, qui regroupait plus de cinquante maisons en 2020, “la société évolue et la vaisselle doit suivre nos nouveaux modes de vie”. “Aujourd’hui, on ne dîne plus uniquement dans la salle à manger, commente Blandine Franc, présidente de la Commission Développement France Arts de la table de Francéclat et directrice marketing de Dior Maison. La table traditionnelle devient table de bar, table basse ou même un drap lorsqu’on pique-nique. Le repas a été délocalisé et peut même s’improviser. En revanche, ce qui ne change pas, c’est que l’on aime toujours dresser de belles tables”, explique la directrice marketing, qui s’est précédemment distinguée en relançant la marque Degrenne. Selon elle, le secteur se porte particulièrement bien : “Le confinement a aidé notre industrie. Certes, on ne pouvait pas recevoir, mais les gens ont voulu se faire plaisir même pour un déjeuner en famille.” Sur Instagram a émergé le hashtag “make a meal of it”, littéralement “en faire tout un plat”, un contre-pied pour engager les gens à prendre le temps de s’attabler. Seul ou à deux, se réconforter en mettant une nappe et avoir le sentiment d’un petit événement, même pour une soirée sushis. Car, parallèlement à la disparition de la salle à manger, “il y a un retour aux traditions”, observe Blandine Franc.
“Les jeunes prêtent de plus en plus attention aux rituels de la table.” Alors, plateau-télé avec une assiette du quotidien ou retour des dîners placés avec service complet?
“LA LIBERTÉ EST DE MISE”
Dans le sillage des restaurants étoilés, qui ont fait tomber la nappe blanche pour plus de simplicité, et de la vague “bistronomie” qui a déferlé sur la France, la table domestique profite d’un vent nouveau. À la maison, on peut sortir ses verres en cristal pour un simple déjeuner comme décider d’utiliser ses assiettes Monoprix, qui propose de la vaisselle dans toutes ses “collections créateurs”. Que ce soit avec les décorateurs Vincent Darré ou India Mahdavi, ou avec le styliste de Château Rouge, les collaborations de l’enseigne ont compté en 2021 jusqu’à trois fois plus de produits que l’année précédente et les stocks se sont vendus comme des petits pains. En Angleterre, les chiffres ont bondi. Un article du “Guardian” rapporte que les magasins Selfridges ont écoulé deux fois plus de linge de table d’août à octobre 2020 que l’année précédente. Les nouveaux poids lourds du marché qui bénéficient de ce mix’n’match encouragé? Les acteurs de la seconde main en ligne. Grâce au royaume des bonnes trouvailles, il est possible “d’étoffer sa vaisselle, avoir plusieurs services sans craindre d’utiliser celui hors de prix ou de le casser”, commente Marie Montuir, porte-parole du BonCoin pour le volet décoration. Le site Le Bon Observatoire permet de consulter les tendances de ventes du BonCoin. Depuis avril 2021, par exemple, le service “Acapulco” de Villeroy &Boch et ses célèbres oiseaux psychédéliques aux couleurs vives connaît un boom sur le marché du vintage et ses ventes explosent sur le site. Quant aux recherches des internautes, les motsclés “assiette”, “vaisselle” et “Tupperware” tiennent le haut du panier, désormais talonnés par celui de “service de table”, prouvant une fois de plus que l’époque est à l’impertinence stylistique. Certains dépareillent leurs assiettes et leurs verres, d’autres misent sur le total look, depuis la soupière jusqu’à la saucière. Contre toute attente, quand les mères se débarrassent des assiettes en opaline de leurs grands-mères ou de leur argenterie qui nécessite trop d’entretien, ce sont leurs filles qui les récupèrent. L’art de la table en héritage? Sur les réseaux sociaux, on observe un déluge de nouveaux comptes de “brocantes en ligne” spécialisés dans la vaisselle, tenus par des femmes de 20 à 35 ans qui surfent sur cette tendance. Toutes mentionnent un membre de leur famille qui les aurait initiées ou inspirées. À 28 ans, la cheffe Laszlo Badet se remémore les dîners en famille chez sa grand-mère et plus particulièrement “les salières en forme de lapins de verre avec une tête en argent d’où tombait le sel”.
QUESTION DE GÉNÉRATION?
Avec cette nouvelle génération, ce n’est pas toujours la signature qui compte. Gaëlle Mancina a lancé en 2020 son site de vente en ligne Sans façon Paris, et elle chine au coup de coeur : “Ce que j’affectionne, ce sont les vaisselles de type barbotine aux formes amusantes et singulières. Ma sélection est très personnelle, j’achète de la vaisselle en fonction de mes propres goûts.” Sur son e-shop, on trouve autant d’assiettes Duralex que de plats des années 90 aux décors de fruits. Les nouveaux brocanteurs ne s’embarrassent ni du prestige d’une maison ni du bon goût de la matrice esthétique souveraine. Sur le site de Casa Viola, monté par la styliste Violaine Carossino, 24 ans, le kitsch jouxte la tendance. Dans son univers pastel à la verrerie colorée, la fameuse barbotine ― technique de décors en pâte d’argile ― a également bonne presse. Elle revend volontiers des services à thé en forme de chou et des boîtes en forme d’oignon. Ce courant du trompe-l’oeil, initié par la manufacture allemande de porcelaine de Höchst au milieu du XVIIIe siècle, est très vite imité par les étrangers ― à l’époque, il s’agit surtout de terrine dont la silhouette de poule, laitue ou dindon, dévoilait son contenu. Il est aujourd’hui la base du travail de la maison portugaise Bordallo Pinheiro, dont le fondateur et céramiste créait des objets du quotidien dès 1884. Pichet en forme de tomate, assiette ayant l’aspect d’un artichaut ou bol reproduisant une noix agitent la jeunesse, c’est aussi l’esthétisme des années 90 qui, comme tout cycle, revient sur le devant de la table. Dans son texte sur ces terrines “surprises”, à la fonction décorative bien réelle, la conservatrice du patrimoine du Musée national de céramique de Sèvres Anaïs Boucher évoque un “siècle des apparences où s’épanouissent les trompe-l’oeil”. Mais de quel siècle parle-t-elle, au juste?