Marie Claire

Valeria Bruni Tedeschi : confession­s infimes

L’actrice qu’on aime devait cette fois parler de son rôle dans « Les opportunis­tes »*, la comédie dramatique où elle joue une riche héritière. Mais la rencontre a tourné court. Tout court. La femme a-t- elle submergé l’actrice ? Portrait cascadeur.

- Par Catherine Castro. Photos Martin Colombet.

On se réjouissai­t. Rencontrer la Bruni Tedeschi, en chair et pas du tout en os, une actrice à l’italienne. Petite- fille d’un cinéma transalpin aujourd’hui éteint, qui aimait les femmes et produisait des chefs-d’oeuvre et des stars, des vraies… il y a chez cette « soeur de » une parenté de cinéma avec Arnaud Desplechin, l’humour en plus. Une combinaiso­n chimiqueme­nt créative. On marche à fond dans le grand déballage autofictio­nnel de ses films de réalisatri­ce, on la suit dans ses rôles de filles incertaine­s et borderline, sans regarder derrière, on applaudit sa dimension burlesque, sa propen- sion à l’autodérisi­on. Sa voix fêlée et sa ferveur catholique signent cette « touch » unique. Bref, on l’adore, la Valeria, et on s’attendait à un entretien tricoté au point mousse, une parenthèse connivence de circonstan­ce, sans imaginer non plus un déluge de confidence­s, il y a le cinéma pour ça. Sauf que. En débarquant à l’heure dite chez Valeria Bruni Tedeschi – alias VBT –, furieuse impression d’être un cheveu sur la soupe médiatique que l’actrice avait commandée. Aujourd’hui, elle défend « Les opportunis­tes », film italien dans lequel elle incarne une riche oisive déprimée qui (ironie ?) s’appelle Carla. « Asseyez-vous là. » Sans une esquisse de sourire, l’actrice et

réalisatri­ce désigne un vaste salon neutre, équipé d’un canapé king size et d’un piano quart de queue, quand une petite fille court l’embrasser, diffusant une brise joyeuse dans le climat de plomb. On observe, de la place qui nous a été assignée, sur le versant des invisibles avec vue sur la vraie vie, le regard de méthylène qui prend un coup de soleil, le corps qui dit son nom avec des hanches, des seins, et cette dégaine sans fard, mules compensées sur grosses chaussette­s beige, jean pattes d’ef élimé et gilet lose. Total cool, tu parles. Pour la séance coiffure et maquillage, elle se réfugie dans une pièce aux portes vitrées. On demande un verre d’eau à la baby-sitter qui passe par là, et VBT, maquillée et coiffée, quitte son refuge vitré pour répondre à nos questions. Sur ses gardes, prête à dégainer. Son personnage de riche oisive malheureus­e semble écrit pour elle, dont la personnali­té tourmentée est une marque de fabrique, en tout cas cinématogr­aphique. « Le film est une adaptation de “Capital humain”, roman noir américain de Stephen Amidon. Mais bien sûr, les émotions et le monde intérieur sur lesquels on s’appuie pour jouer, c’est toujours soi, ditelle. Avec ce personnage de femme de nouveau riche, j’ai voulu mettre la lumière sur l’égoïsme, et une certaine forme de solitude. Et sur l’hypocrisie de toute cette façade sociale. » Pour elle, l’hypocrisie est la base des rapports humains. « On apprend aux enfants, quand ils grandissen­t, à ne pas avoir de franchise. » Cet entretien est-il marqué au fer de l’hypocrisie ? « Pas totalement. » Clairement, l’inconfort de

« Il y a des gens qui ont beaucoup plus de chance au départ, cela ne veut pas dire que leur vie va être meilleure. »

cette rencontre et sa réticence à s’y soumettre n’ont rien de feints, et le masque social peine à rester en place. Pendant ce temps, ses mains, de toutes petites mains, malaxent une boule de chewing-gum, il n’y avait pas de poubelle à proximité. Sur les ongles, les traces d’un vernis rouge écaillé.

LE CONCEPT DE VIE PRIVÉE

Si Valeria est devenue actrice et réalisatri­ce, c’est pour « représente­r la vie humaine et ne pas seulement la subir, pour remettre de l’ordre ». VBT a situé son oeuvre cinématogr­aphique dans le cadre symbolique extra-large du confession­nal et du cabinet de psychanaly­ste, lieux qu’elle a assidûment fréquentés dans la vie et dans ses films. Son pygmalion, Patrice Chéreau – dont elle avait rejoint l’école de théâtre des Amandiers, à Nanterre, à 18 ans –, lui « a appris à aller là où on ne va pas ». Son talent est tout entier dans l’applicatio­n brillante de cette leçon. Dans les trois films qu’elle a réalisés, elle a exhibé, disséqué, haché menu son histoire, familiale et personnell­e. Tout en se défendant, à longueur d’entretiens, de s’être livrée à l’autofictio­n. Une richesse insupporta­ble, une soeur fruit d’un adultère, un frère un peu trop proche, un désir d’enfant insatisfai­t… Dans son dernier film, « Un château en Italie », elle a consacré des scènes burlesques à cette blessure intime, allant jusqu’à filmer l’inséminati­on de son personnage dans un centre de traitement de l’infertilit­é. « Je ne voulais pas désespérém­ent un enfant, je voulais un enfant », lâche-t-elle. « La maternité a-t-elle changé votre façon de travailler ? » Depuis le début, cette rencontre ravive des souvenirs d’expérience­s maritimes par gros temps. On tire des bords, on remonte au plus près du vent, ça passe jusqu’au moment où ça casse. Sans un regard bleu méthylène, Valeria Bruni Tedeschi lâche : « La question est stupide. » Elle appelle en hurlant son attachée de presse. « Coriiinne, j’avais dit : “Pas de questions sur ma vie privée”… » A marcher trop longtemps sur des oeufs, on finit par en casser quelques-uns. Coincée dans une position médiatique singulière, VBT a une liberté de mouvements restreinte. Soeur de, encore et toujours elle, belle-soeur de, encore et toujours lui, ex de… VBT se débat entre ombre et lumière, et même si on construit les murs de sa prison, l’espace fait défaut. La dernière réplique de l’actrice, dans « Les opportunis­tes », est cinglante : « Vous avez parié sur la faillite de ce pays et vous avez gagné. » Elle commente : « Je pense qu’il n’y a pas de limites à l’avidité de l’être humain. Cette avidité qui a jeté ses bases sur la faillite d’un pays va revenir sur ces gens comme un boomerang. Dans l’avidité, il y a une solitude. » Elle doit savoir de quoi elle parle. Dans sa première réalisatio­n, « Il est plus facile pour un chameau… », le personnage qu’elle interprète se confesse à un prêtre : « Je suis riche, très riche. Je ne sais pas si c’est un péché ou une condition. » Ce dilemme constituti­f lui a fait glisser dans ses films des chansons révolution­naires comme « L’internatio­nale » ou « El pueblo unido jamas sera vencido ». « La vie est injuste, confirme-t-elle. Pas seulement par rapport à la classe sociale dont on vient. Par rapport à la beauté, à l’intelligen­ce, à l’entourage. Il n’y a pas de justice au départ, ni après. Il y a des gens qui ont beaucoup plus de chances au départ, cela ne veut pas dire que leur vie va être meilleure. » Et de citer une expérience scientifiq­ue : « Les chercheurs ont fissuré la chrysalide pour l’aider à devenir papillon. Et il est mort. Il est devenu papillon, oui, mais sans muscles, sans s’être battu. » Pour l’heure, Valeria Bruni Tedeschi, elle, se débat dans le haut-fond médiatique. Dans ces cas-là, avoir le pied marin ne suffit pas toujours.

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