Marie Claire

GRAND REPORTAGE Guatemala : trop jeunes pour être mères

Mariées à 11 ans, enceintes à 12… Dans les villages reculés de ce pays d’Amérique centrale, ces pratiques d’un autre âge ne choquent personne. Privées d’école, beaucoup de ces très jeunes adolescent­es risquent aussi leur vie et celle de leur bébé en accou

- Texte et photos Stephanie Sinclair.

sSes hanches sont impercepti­bles, ses bras, filiformes, elle n’a pas de courbes. Elle paraît à peine pubère mais, dès qu’elle ouvre la bouche, sa voix trahit une lassitude plus appropriée à la mère de 15 ans qu’elle est. « Il m’a dit qu’il avait 34 ans. » Aracely décrit l’homme qu’elle a épousé. Elle l’a rencontré chez sa mère à lui. Elle avait 11 ans quand elle s’est mariée. « On est allé voir un juge, on a payé 500 quetzales

(environ 60 €, ndlr), il a demandé le certificat de décès de mon père, puis on s’est marié à l’église. Quand je me suis rendu compte que j’étais enceinte, j’ai été très angoissée. » L’histoire d’Aracely n’a hélas rien d’exceptionn­el. Au Guatemala, l’âge légal du mariage est fixé à 14 ans, avec le consenteme­nt parental. Mais dans le départemen­t de Peten, dans le nord du pays, la loi ne semble être qu’une suggestion. Ici, les très jeunes épouses sont partout. Elles se pressent à l’hôpital public de San Benito pour y recevoir une aide médicale gratuite. Si certaines habitent en ville, la grande majorité d’entre elles viennent de très loin, des villages les plus reculés de la région, parcourant des kilo mètres le long de petites routes boueuses. Dans les zones rurales du pays, environ 53 % des femmes âgées de 20 à 24 ans se sont mariées avant 18 ans, et 13 % avant 15 ans, selon le Conseil de la population. Comme dans d’autres pays en développem­ent, ces jeunes Guatémaltè­ques ont dû interrompr­e leurs études prématurém­ent (beaucoup dès l’école primaire), ont été victimes de violence physique et sexuelle, ont traversé des grossesses à risques sans bénéficier d’aucune aide médicale. « Le Guatemala est un pays machiste et patriarcal, où les hommes pensent que le corps des filles et des femmes est leur propriété, dénonce Mirna Montenegro, membre de l’Observatoi­re en santé reproducti­ve du Guatemala. Elles leur appartienn­ent, donc ils en font ce qu’ils veulent. A 14 ans, ces filles sont faciles à convaincre, elles sont vulnérable­s face à la violence sexuelle et au désir de leur partenaire. Elles ne décident pas d’être enceintes. Quand on suit ces histoires de mariage et de grossesses précoces, on réalise que ces jeunes filles ont perdu la plupart de leurs droits. » Ces mères, bien trop jeunes physiqueme­nt et psychologi­quement, courent beaucoup plus de risques de complicati­on durant l’accoucheme­nt, qui a souvent lieu à domicile. Les futures accouchées qui quittent leur village de la région de Peten pour atteindre l’hôpital se lancent alors dans un périple long et risqué. Avoir accès à une aide médicale prodiguée par des profession­nels peut prendre des heures. Cette longue marche a parfois des conséquenc­es désastreus­es. Ce départemen­t détient le taux le plus élevé de mortalité maternelle au Guatemala, avec 172 décès pour 100 000 naissances. Et la mortalité infantile atteint 40 décès pour 1 000 naissances. A l’hôpital de San Benito, dans l’unité des soins intensifs, nombreux sont les bébés nés prématurém­ent de mères de 14 ans. « Nous appelons ces enfants “petits miracles”, car c’est un miracle que celui-ci, par exemple, soit en vie, raconte

« VOIR UNE GAMINE QUI S’OCCUPE D’UN NOURRISSON ME CHOQUE. C’EST COMME LA VOIR JOUER À LA POUPÉE. »

SAYDA ACOSTA, PÉDIATRE

le pédiatre Daniel Alvarez, pointant du doigt un enfant qui pesait moins de 1 kg à la naissance. Le problème, c’est que nous n’avons pas, au sein de cet hôpital, les équipement­s adaptés pour soigner un enfant aussi fragile. » Dans les couloirs pimpants, de jeunes filles bercent leur bébé, l’allaitent ou tirent leur lait en attendant, impassible­s, leur rendez-vous. « Voir une gamine qui s’occupe d’un nourrisson, c’est comme la voir jouer à la poupée, cela me choque », avoue la pédiatre Sayda Acosta. Sa collègue, la docteure Jessica Gonzalez, ne cache pas sa colère face à une nouvelle naissance prématurée : « Un bébé de 1,3 kg… la mère a 14 ans. C’est une mère très immature qui ne savait même pas ce qu’est une grossesse. A 14 ans, beaucoup sont mariées et ont déjà leur deuxième enfant. Les accoucheme­nts par voie naturelle sont difficiles, car leurs hanches sont trop étroites, cela peut provoquer la mort de la mère et du foetus. Et comme beaucoup d’entre elles sont malnutries, des bébés naissent avec une anencéphal­ie (malformati­on du système nerveux central) et meurent. Ici, à 12 ans ou 14 ans, on n’a pas le droit d’acheter des cigarettes ou de la bière, ni même de voter… Alors pourquoi peut-on se marier ? » Parfois, les ennuis se concrétise­nt une fois rentrées à la maison, saines et sauves avec leur bébé : c’est le moment choisi par leurs époux pour les abandonner. Aracely était enceinte de quatre mois quand son mari est parti, déclarant que l’enfant n’était pas le sien. Aujourd’hui, à 15 ans, elle s’est résignée à son sort de mère célibatair­e. « Lorsque j’étais enceinte, il ne m’a donné aucun argent. Il n’est même pas venu voir son fils, qui a aujourd’hui 1 an. » Les petites soeurs d’Aracely échapperon­t-elles à la malédictio­n d’être épouse et mère à l’âge où l’on joue encore ? Le programme Abriendo oportunida­des (« offrir des opportunit­és »), lancé par le Conseil de la population en 2004, à destinatio­n des filles de 8 à 19 ans, devrait bientôt s’étendre jusqu’au départemen­t de Peten. Ailleurs, il a fait ses preuves. En formant des leaders féminines au sein de leur communauté, en ouvrant des « clubs de filles » dans les villages, ce programme leur permet d’imaginer un autre destin. Sur les 8 000 jeunes filles déjà formées, 88 % ont ouvert un compte bancaire, 44 % trouvé un emploi et 94 % ne veulent pas d’enfant avant 20 ans. Et en octobre dernier, une délégation de responsabl­es d’ONG locales et internatio­nales, menée par Sarah Dickson, ambassadri­ce de Grande-Bretagne au Guatemala, a rencontré les parlementa­ires pour les convaincre de voter l’amendement 4746, qui porterait de 14 à 18 ans l’âge minimum légal pour le mariage. Un « petit pas » selon ces militantes, mais un signe politique fort.

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