Marie Claire

Iran : sur la Toile, la jeunesse ose lever le voile

Elles ont entre 20 et 30 ans, et le nouveau gouverneme­nt leur avait promis moins d’interdits. Mais ces Iraniennes ne peuvent toujours pas sortir sans hijab, chanter dans la rue, s’embrasser… Pour protester, certaines s’affichent tête nue sur les réseaux s

- Par Florence Chevalier. Photos Lucie Frank.

Lunettes de soleil, quelques mèches dépassant de son voile bleu ciel, Negin balance la tête au rythme du hip-hop iranien qui sort du poste de sa vieille voiture. Elle se gare devant le parc d’une petite ville non loin d’Ispahan, à 350 km au nord de Téhéran. A l’entrée, un panneau indique : « Mes soeurs, respectez le port du hijab. » Devant ce rappel à l’obligation de se voiler, le sourire de Negin s’efface. « Une femme qui ne porte pas le hijab est perçue comme une mauvaise mère ou épouse », soupire cette femme de 31 ans, qui a repris des études d’architectu­re. Née au sein d’une famille conservatr­ice, Negin porte le voile depuis l’âge de 7 ans. Sa mère, elle, préfère le tchador, ce long tissu traditionn­el qui couvre des pieds à la tête. « Enfant, on vous répète que si vous ne portez pas le voile, vous irez en enfer », se souvient-elle. Du haut de son 1,75 m, Negin ne veut plus qu’on lui dicte sa conduite, et n’hésite pas à braver la loi islamique pour voler quelques instants de liberté. Depuis l’été dernier, cette mère de famille se prend en photo sans voile dans des lieux publics. « La première fois, c’était dans un parc. J’ai fait semblant que mon hijab tombait accidentel­lement de mes cheveux, et ma soeur a pris une photo. Aujourd’hui, je choisis des lieux qui ont un sens. » Comme cette rue Liberté, où la jeune révoltée écrit sur sa main le mot « acide » barré d’une croix. Une manière de condamner ces attaques à l’acide qui ont visé plusieurs femmes, l’hiver dernier, dans les rues d’Ispahan, sous prétexte « qu’elles n’étaient pas assez bien voilées ».

780 000 FANS SUR FACEBOOK

Pour contourner la censure et les filtres des autorités bloquant les réseaux sociaux, Negin envoie ses photos à Masih Alinejad, une Iranienne exilée à Londres Le 3 mai 2014, cette journalist­e de 38 ans a créé la page Facebook « My stealthy freedom » (« Ma liberté furtive »), invitant ses compatriot­es à se photograph­ier sans voile dans des lieux publics. « En Iran, on vit sa liberté en secret,

explique Masih. J’ai voulu donner une voix, une plateforme à ces femmes pour exprimer leur liberté. C’est un autre visage, la face cachée de l’Iran. » La militante a publié des milliers de photos anonymes, envoyées par des Iraniennes de tous âges. Récemment, Masih a même reçu des vidéos les montrant marcher sans voile dans la rue. Aujourd’hui, sa page compte près de 780 000 fans. Son combat n’a pas échappé aux mollahs conservate­urs, qui ont lancé une violente campagne contre elle. Menacée de mort, la journalist­e refuse de se laisser intimider. Mais pour Masih, le mérite revient à ses compatriot­es restées en Iran. Car se montrer en public tête nue peut vous coûter cher. Negin sait qu’elle risque la prison. « Bien sûr que j’ai peur, confiet-elle. Si quelque chose m’arrive, je ne pourrai pas me défendre car j’agis contre la loi. » Malgré le danger, elle est la seule à avoir accepté de témoigner et poser à visage découvert. « Pour changer les choses, il faut savoir prendre des risques et en payer le prix. Le reste du monde pourra ainsi découvrir une autre image de l’Iran. » Et de raconter une anecdote : « Un soir, lors d’un banal contrôle, les policiers m’ont demandé si j’avais entendu parler de cette femme qui se prend en photo sans hijab dans la rue. J’ai répondu en jouant la naïve : “C’est vrai ? On peut sortir non voilée ?” Ils ont rigolé : “Bien sûr que non, c’est interdit.” » Par précaution, Negin supprime toutes les photos d’elle non voilée de son ordinateur. Elle ne veut laisser aucune preuve, en cas d’arrestatio­n. L’élection, en juin 2013, du président réformateu­r Hassan Rohani a soulevé beaucoup d’espérances auprès de la jeunesse, qui souhaite l’assoupliss­ement de la loi islamique instaurée en 1979, soumettant les femmes à un code vestimenta­ire strict. Religieux modéré, Rohani avait promis plus de liberté politique, culturelle et sociale. Une fois élu, il a imposé à la police de faire preuve de tolérance, jugeant les méthodes répressive­s « contre-productive­s ». Dans la rue, la police des moeurs, qui fait la chasse aux habits trop moulants, sandales, voiles lâches ou maquillage trop soutenu, est de moins en moins visible. Et à Téhéran, les manteaux sont de plus en plus cintrés, les bottes ont refait surface, laissant ainsi deviner la forme des jambes et du corps. Le Parlement reste néanmoins dominé par les conservate­urs, qui freinent toute avancée sociale. En témoignent deux récents projets de loi visant à limiter l’accès à la contracept­ion et l’embauche des mères de famille plutôt que des célibatair­es. « C’est une lutte d’influence, commente Minoo Mortazi, militante pour les droits des femmes. Les conservate­urs restent attachés à l’image de la femme au foyer, alors que le président et les modérés défendent des idées progressis­tes, et veulent montrer combien les Iraniennes sont modernes. » Il suffit de fréquenter les soirées undergroun­d de Téhéran pour découvrir à quel point les jeunes aiment défier les interdits. Le week-end, les maisons, appartemen­ts et sous-sols d’immeubles se transforme­nt en discothèqu­es, concerts privés ou encore défilés de mode. Décolletés et talons sont comme un pied de nez aux gardiens de la morale islamique. Les drogues et l’alcool, achetés au marché noir, circulent dans ces soirées réservées à une minorité huppée. Les relations homosexuel­les entre filles y sont même assez fréquentes, une sorte de rite initiatiqu­e et expériment­al en vogue dans la jeunesse.

LE DROIT AU BONHEUR DES IRANIENNES

« Le bonheur est un droit du peuple iranien », avait déclaré le président Rohani, en septembre 2013. Pourtant, être heureux a envoyé six jeunes en prison. Reyhane, 24 ans, en a fait l’amère expérience. Dans son deux-pièces au nord de Téhéran, cette photograph­e de mode raconte ce jour d’avril 2014 : « Avec des amis, on a décidé de faire une vidéo en dansant et chantant sur “Happy” de Pharrell Williams. On s’est dit que ça ferait un bon souvenir à montrer un jour à nos enfants. » Lunettes de soleil, bandeau et chapeau sur la tête, les six garçons et filles non voilées se déhanchent sur le tube planétaire. La jeune femme, sourire glamour et grain de beauté à la Cindy Crawford, veut montrer qu’« à Téhéran,

POUR AVOIR DANSÉ SUR « HAPPY » ET POSTÉ LA VIDÉO, REYHANE A ÉTÉ CONDAMNÉE À LA PRISON ET À 99 COUPS DE FOUET AVEC SURSIS.

on sait être heureux ». Reyhane publie la vidéo sur Facebook et Youtube. Très vite, le clip compte près de 80 000 fans. D’abord flattés, les amis de Reyhane s’alarment. « Deux d’entre eux pleuraient, étaient en panique. Ils avaient peur de se faire arrêter. Une de mes amies, étudiante en médecine, craignait de se faire renvoyer de l’université. » A leur demande, Reyhane supprime la vidéo. « Mais quelques jours plus tard, on sonne à ma porte. J’ouvre et me retrouve nez à nez avec une dizaine de policiers. Ils me confisquen­t ordinateur, disques durs et photos, avant de m’emmener au poste de police. » Ses amis sur la vidéo sont eux aussi arrêtés. Sauf un d’entre eux, que Reyhane soupçonner­a plus tard d’avoir collaboré avec la police. Au commissari­at, les six jeunes sont forcés de s’excuser devant une équipe de télévision, pour avoir participé à un « clip vulgaire heurtant la chasteté du public ». C’est en voyant ces aveux sur la chaîne d’Etat que les parents de Reyhane apprendron­t son arrestatio­n. « J’ai passé la première nuit, sans boire ni manger, dans une petite cellule sans fenêtre, se souvient la photograph­e. Il faisait très froid et ça sentait mauvais. Le lendemain, les policiers m’ont posé des questions sur ma vie privée. » Le deuxième jour, elle et ses amis sont convoqués au tribunal. Ils sont reconnus coupables d’« acte criminel » pour « diffusion illégale d’un film » et « relations illicites entre membres du groupe ». Reyhane est condamnée à 200 € d’amende, six mois de prison et 99 coups de fouet avec sursis pendant deux ans. « Je ne regrette rien », lâche-t-elle calmement. Avec cette vidéo vue plus d’un million de fois, « j’ai reçu beaucoup d’encouragem­ents sur les réseaux sociaux ». Mais aujourd’hui, Reyhane confie faire attention à ce qu’elle poste sur Internet. Elle est aussi plus prudente, en travaillan­t uniquement avec des artistes et galeries d’art accrédités par les autorités. La photograph­e concède avoir perdu un peu de sa liberté. « A l’époque, je n’avais rien à perdre. Maintenant, j’ai un travail. Et je ne veux plus mettre ma famille dans l’embarras. Même si c’est mon droit d’être heureuse. » Un droit, en Iran, strictemen­t encadré.

1. Par sécurité, Negin ne veut pas préciser le nom de la ville où elle réside. 2. Masih Alinejad a reçu le prix des Droits des femmes, lors du Sommet de Genève pour les Droits de l’homme et la démocratie, le 24 février dernier.

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« Liberté furtive » avec ce selfie presque dévoilé dans le quartier bondé de Darband, au nord de Téhéran.

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